M. LE PRÉSIDENT. - Lordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport de M. About, fait au nom de la commission des Lois, sur sa proposition de loi tendant à renforcer le dispositif pénal à lencontre des associations ou groupements à caractère sectaire qui constituent, par leurs agissements délictueux, un trouble à lordre public ou un péril majeur pour la personne humaine ou la sûreté de lÉtat.
M. ABOUT, rapporteur de la commission des Lois. - La lutte contre les sectes est un sujet difficile : en voulant défendre la liberté, on risque finalement dy porter atteinte.
La République française respecte de manière absolue deux principes fondamentaux. La liberté de croyance, qui est affirmée par la Déclaration des droits de lhomme, la Constitution de 1958, la loi de 1905 sur la séparation des églises et de lÉtat, mais aussi par des engagements internationaux comme la convention européenne de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales ; la liberté dassociation qui est appréciée de manière très large par la loi de 1901. Le problème, cest que des groupements très dangereux sappuient sur cette liberté fondamentale pour prospérer en toute quiétude. On les qualifie communément de sectes, mais comment les définir clairement ? Le mot vient de deux racines latines, qui signifient suivre, et couper. En 1995, la commission denquête de lAssemblée nationale a tenté dutiliser un faisceau dindices pour qualifier les sectes, dont la déstabilisation mentale, des exigences financières exorbitantes, latteinte à lintégrité physique, le trouble à lordre public, lembrigadement des mineurs - qui constituent aussi des infractions pénales. Sur la base de ces critères, la commission a recensé, dans une liste hétérogène, près de 200 mouvements.
Depuis quelques années, la lutte sorganise un peu mieux. Notre arsenal pénal permet de poursuivre les dirigeants des sectes pour violence, infractions sexuelles, escroquerie, exercice illégal de la médecine ou de la pharmacie, abus de létat dignorance ou de faiblesse. Il y a un an, à mon initiative, le Parlement a adopté une loi tendant à renforcer le contrôle de lobligation scolaire, ce qui doit permettre de mieux lutter contre les mouvements qui écartent les enfants de la société. Le nombre de procédures judiciaires contre des dirigeants de sectes tend à augmenter : 250 procédures judiciaires impliquant des mouvements sectaires ont été dénombrées au 31 juillet 1999. Une quarantaine de condamnations ont été prononcées.
Les gouvernements successifs ont commencé à prendre la mesure du problème. Une circulaire du 29 février 1996 invite les magistrats du Parquet à une grande vigilance à légard des sectes et rappelle les dispositions de droit pénal existantes. Elle insiste sur la nécessité de développer la coordination entre tous les services de lÉtat appelés à connaître la question des sectes. Une autre circulaire a été adressée aux procureurs le 1 décembre 1998, qui insiste sur la nécessité dassocier étroitement les associations de lutte contre les sectes aux actions engagées et qui prévoit la nomination dans chaque parquet général dun magistrat faisant office de " correspondant sectes ", de manière à mieux assurer la coordination des procédures.
Mais ne nous leurrons pas ! Les difficultés sont encore considérables. Beaucoup de victimes ne portent pas plainte et le parquet na pas toujours des éléments suffisants pour mettre en mouvement laction publique. Les dénonciations ou les plaintes sont souvent tardives en raison de lemprise des sectes sur les anciens adeptes, sans compter quon assiste souvent à des désistements, qui sexpliquent soit par des indemnisations proposées par la secte, soit par des pressions de la part de celle-ci. On prend conscience du phénomène mais les sectes continuent à prospérer.
La dissolution des sectes est déjà possible aujourdhui par le biais de la loi sur les associations pour celles qui ont un objet illicite. En outre, depuis 1994 la responsabilité pénale des personnes morales peut être mise en cause pour de nombreuses infractions et, parmi les peines encourues, figure la dissolution. En pratique, on na jamais dissout une secte sur le fondement de ces dispositions. En général, les plaintes concernent les dirigeants et non les sectes elles-mêmes. De plus, dans de nombreux cas, les sectes nont pas la personnalité morale. Enfin, la responsabilité des personnes morales nexiste pas pour toutes les infractions pénales, loin sen faut. À ce jour, les tribunaux nont prononcé que des peines damende. Bien sûr, on peut espérer une montée en puissance du dispositif, mais pour linstant, les sectes ne sont pas mises en cause en tant que telles. Une seule procédure contre une secte prise en sa qualité de personne morale est actuellement en cours.
Or, dans certains cas durgence, la dissolution de groupements dangereux est non seulement souhaitable mais nécessaire. Cest pourquoi jai déposé une proposition de loi utilisant la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées pour dissoudre les groupements les plus dangereux. Cette loi fait parfois peur parce quelle a été créée dans un contexte particulier, celui des ligues des années trente qui espéraient renverser la République. Mais elle a été complétée depuis et permet de dissoudre des mouvements qui incitent à la haine raciale ou des mouvements terroristes. Comment fonctionne-t-elle ? Le Président de la République peut dissoudre certains mouvements par décret en Conseil des ministres. Cest dire quil faut à la fois laccord du Président et du gouvernement. Le décret de dissolution peut faire lobjet dun recours devant le Conseil dÉtat. Sur la base de cette loi, des mouvements très divers ont été dissous : les Croix-de-Feux, le service daction civique, le comité du Kurdistan, lassociation Ordre nouveau.
La présente proposition de loi complète la loi de 1936 pour permettre la dissolution de groupements condamnés à plusieurs reprises pour certaines infractions ou dont les dirigeants ont été condamnés à plusieurs reprises, et qui portent atteinte à lordre public ou constituent un péril majeur pour la personne humaine. Parmi ces infractions figurent naturellement les atteintes à la personne, en particulier les violences, les atteintes sexuelles, mais aussi certaines atteintes aux biens comme lescroquerie ou labus de faiblesse, lexercice illégal de la médecine et de la pharmacie.
Le texte de la commission ne parle à aucun moment de secte, et ne tente en aucun cas de la définir. Toute tentative de définition conduirait à des injustices et à la mise en cause de minorités religieuses. Toutes les croyances sont respectables à condition quelles sexercent dans le respect de la loi. On reconnaît larbre à ses fruits : cest pourquoi nous avons retenu comme critère les condamnations pénales déjà subies. Pour moi, le mouvement sectaire coupe lindividu de lui-même, de son libre arbitre, de ses biens, de sa protection naturelle quest sa famille, de la société, dont la mission est dassurer sa sécurité et de préserver sa liberté. Cela na rien à voir avec les convictions religieuses. Notre texte est donc respectueux des libertés, et ne présente aucun risque pour la liberté religieuse. Il se veut une incitation à mettre davantage en cause les mouvements sectaires plutôt que leurs dirigeants.
Le texte de la commission des Lois est complété par deux articles. Larticle 3 tend à aggraver les peines encourues en cas de reconstitution dune association dissoute, pour harmoniser les dispositions des lois de 1901 et de 1936. Larticle 2 porte sur la responsabilité des personnes morales en matière dexercice illégal de la médecine et de la pharmacie.
Ce texte doit nous permettre de faire face à des situations durgence et de disposer dun instrument puissant de dissuasion à légard de groupes dangereux. Il ne pénalise aucune croyance, aucune idéologie, aucune foi, il ne sanctionne que la violation des lois de la République. Pour ces raisons, il devrait faire lobjet dun consensus de la représentation nationale. (Applaudissements.)
Mme DERYCKE. - La France, pays des droits de lhomme, est devenue une référence en matière de lutte contre les sectes. Trois rapports parlementaires ont été rendus publics, la mission interministérielle de lutte contre les sectes (M.I.L.S.) a été installée lannée dernière, succédant à lobservatoire des sectes.
Des débats parlementaires ont eu lieu, souvent dans un contexte troublé. Le drame de lOrdre du Temple solaire était dans tous les esprits en 1996 à lAssemblée nationale. Laffaire des scellés de Marseille et les différents démêlés judiciaires de la Scientologie ont suscité il y a trois mois une nouvelle vague dinterrogations et dindignation.
La question sest à nouveau posée de la relative impuissance des pouvoirs publics face aux sectes. La France fait pourtant bonne figure dans le combat contre les sectes. Nous disposons dun arsenal légal permettant de sanctionner les infractions commises par les associations et les groupements, même lorsque ceux-ci se réfugient derrière le paravent religieux, tout en garantissant et en protégeant les libertés de conscience, de culte, de réunion et dassociation.
Cest dire que les conclusions du rapport sur la liberté religieuse à travers le monde du département dÉtat américain, qui compte dans ses membres des adeptes de la Scientologie, sont inadmissibles. Le rapport montre du doigt lAllemagne et la France, dénoncées comme étant des pays totalitaires lancés dans une guerre contre les sectes. Cette tentative dintimidation, loin de nous faire céder, doit fonder notre détermination à continuer le combat.
Cest dabord au niveau européen que celui-ci doit être mené. Cest lune des missions de la M.I.L.S., qui a dailleurs été consultée pour son expertise par les pays de lEst, qui sont en train de découvrir létendue des dégâts sur les individus et le " noyautage " de leur économie par les sectes. Ladoption au mois de juin dernier, à lunanimité, par le Conseil de lEurope de la recommandation Nastase sur les activités illégales des sectes est une étape importante sur la voie dune coopération judiciaire efficace. Dans cette lutte contre les sectes, un rôle fondamental échoit à ladministration et au pouvoir judiciaire. Les deux rapports parlementaires ont souligné que leurs pratiques nétaient peut-être pas assez attentives au phénomène sectaire. Les gouvernements ont réagi : les circulaires de M. Toubon en 1996 et de Mme Guigou en décembre 1998 ont mis laccent sur la vigilance nécessaire des magistrats.
Gageons que cette prise de conscience et cette mobilisation pourront sétendre à lensemble de ladministration.
La lutte contre les sectes se mène chaque jour dans les tribunaux. La France possède un dispositif juridique que la commission parlementaire de 1995 a jugé globalement adapté au problème. Depuis 1994 notamment, le nouveau Code pénal permet de traduire devant les tribunaux les personnes morales. Larticle 2 de la proposition de loi étend encore cette disposition : les personnes morales pourraient être poursuivies pour exercice illégal de la médecine et de la pharmacie.
À lAssemblée nationale, un amendement de Mme Picard au projet de loi sur la présomption dinnocence a introduit la possibilité pour les associations de lutte contre les sectes de se porter partie civile. Nous attendons tous que cette disposition prenne force de loi, regrettant cependant que les associations reconnues dutilité publique naient pas le pouvoir de mettre en mouvement laction publique.
Dautre part, la loi sur lobligation scolaire prévoit un contrôle strict des familles qui ne scolarisent pas leurs enfants et des écoles privées sans contrat avec lÉtat.
Hélas, malgré léventail des infractions qui peuvent être retenues, malgré la lourdeur des peines, le rapport de forces semble souvent inégal entre le pouvoir judiciaire et la mouvance sectaire, qui nhésite pas à faire durer en longueur les procédures et utilise larme du droit avec un art consommé.
M. COURRIÈRE. - Hélas.
Mme DERYCKE. - En outre, les décisions judiciaires ne rendent compte que très partiellement des multiples dangers que font courir les sectes à leurs adeptes et à la société. M. Domeizel me faisait part, hier encore, de son impuissance et celle de tous les élus et même de ladministration à empêcher linstallation dans son département de sectes réputées dangereuses.
Le seul pouvoir reste la vigilance sur les agissements de ces groupements. Mais celle-ci est bien difficile à exercer, tant ces mouvements ont pour règle la loi du silence et de lintimidation.
Parmi les critères permettant détablir le caractère dangereux, dont le rapport Gest a dressé la liste, linfiltration des pouvoirs publics mérite toute notre attention. La disparition de scellés à Marseille il y a trois mois a créé un électrochoc dans lopinion, qui sinterroge sur une possible infiltration de cette secte dans le pouvoir judiciaire.
M. ABOUT, rapporteur. - Bien sûr !
Mme DERYCKE. - En ce qui concerne le pouvoir législatif, la présence de la représentante française de la Scientologie dans la tribune dhonneur de lAssemblée nationale le 8 février 1996 avait également choqué les républicains que nous sommes. Cest pourquoi je suis heureuse aujourdhui de saluer la présence, dans la tribune dhonneur du Sénat, de membres de lUnion nationale des associations de défense des familles et des individus (UNADFI) et du Centre contre les manipulations mentales (C.C.M.M.) les deux associations principales de lutte contre les sectes, ainsi que, au banc du gouvernement, des conseillers techniques de la M.I.L.S.
Linfiltration des pouvoirs publics est une menace importante quil faut considérer, sans paranoïa excessive mais sans légèreté non plus. Car ces sectes puissantes ne poursuivent rien dautre quun but antidémocratique. M. Vivien, président de la M.I.L.S., déclarait au mois de septembre : " quand une organisation milite pour remplacer le système républicain par une élite et cherche à mettre la main sur des services de lÉtat, elle doit être dissoute ".
Daucuns voudront entretenir la confusion et nous forcer à lamalgame. Il ne sagit bien évidemment pas dinterdire les sectes, mais bien de dissoudre les sectes dangereuses. Comme lexpliquait Mme Guigou dans une intervention télévisée, " ce nest pas le fait dêtre une secte en soi qui est répréhensible, cest le fait de se livrer, sous couvert de liberté dopinion, à des actes que la loi condamne. "
Nous disposons, à lheure actuelle, de deux moyens pour dissoudre les sectes dangereuses : larticle 7 de la loi de 1901 et larticle 131-39 du Code pénal. La proposition de loi prévoit dans son article 3, et à juste titre, une peine aggravée en cas de maintien ou de reconstitution dune association dissoute : il est vrai que les sectes, déjà passées maîtresses dans lart de lautodissolution après contrôle fiscal, ne manqueront pas dimagination pour se reconstituer après dissolution judiciaire.
Malgré tout, le constat est alarmant. Aucune personne morale représentant un mouvement sectaire na été dissoute depuis 1994 et ladministration na jamais jugée nulle une secte constituée en association.
Lintérêt principal de la proposition de loi réside donc dans la création dun troisième outil. Laménagement de la loi de 36 permet la dissolution de mouvements condamnés à plusieurs reprises pour des infractions à la loi pénale, ou au droit pénal spécial infractions qui constituent le lot quotidien des sectes visées. La dissolution par décret du Président de la République dune secte puissante et étendue, serait un signal fort en direction des adeptes. Linterdiction par certains Länder allemands de la Scientologie a divisé en quelques années par trois le nombre dadeptes. Elle serait également un signal fort en direction de lopinion publique. La dissolution, décision politique, présente également lavantage de ne pas emprunter les voies judiciaires, dans lesquelles les sectes savent si bien manoeuvrer.
Pourtant nous ne nous berçons pas dillusions : cette proposition de loi ne réglera pas, à elle seule, le problème des sectes dangereuses. Le rapport que le président de la M.I.L.S. remettra prochainement au Premier ministre apportera peut-être des solutions plus larges à ce problème grave et complexe. Légiférer ne suffira pas. Il faut aussi mieux informer, mieux faire la part du religieux et de lexploitation financière, de la liberté de pensée et de lavilissement moral. Il faut une mobilisation de tous et à tout moment contre lemprise sectaire.
Cest pourquoi, malgré des réticences sur la forme - et non sur le fond - le groupe socialiste votera la proposition, considérant que ce débat contribue à la prise de conscience nécessaire. (Applaudissements.)
M. ABOUT, rapporteur. - Remarquable !
M. FOUCAUD. - Le phénomène sectaire prend depuis plusieurs années des propositions inquiétantes, par son caractère international et par les violences tant physiques que morales quil engendre.
Récemment, comme le notait lexcellent rapport de M. Brard au nom de la commission denquête de lAssemblée nationale sur les sectes et largent, ce phénomène " a perdu en spiritualisme ce quil a gagné en mercantilisme ". (M. Courrière : " Très bien ! ".) Ce faisant, les sectes se sont " professionnalisées " en faisant appel à des montages de plus en plus complexes, alliant associations, S.C.I. et S.A.R.L. et, tel un parasite, se nichent dans tous les espaces de liberté de notre droit pour y prospérer. Elles simplantent dans toutes les couches de la société.
Mais celle-ci est impuissante à endiguer le phénomène. On savait déjà que, via les formations professionnelles notamment, la Scientologie avait pris pied dans les milieux économiques ou culturels ; aujourdhui, avec la disparition de scellés, il est à craindre que les milieux judiciaires soient également touchés.
Les mécanismes sont connus, les manipulations, escroqueries et divers délits seffectuent parfois au grand jour. Certains mouvements ayant fait lobjet de plusieurs condamnations civiles ou pénales continuent pourtant davoir pignon sur rue ; les sanctions judiciaires interviennent trop tard pour des victimes désemparées : les récits judiciaires, souvent révoltants, nous font bondir ! Nous nous disons : " on le savait et on na rien fait : comment avons-nous pu laisser faire ? "
M. ABOUT, rapporteur. - Exactement !
M. FOUCAUD. - Avec ce texte, sensiblement modifié par la commission des Lois, M. About facilite la dissolution des sectes. Le groupe C.R.C. sassocie volontiers à cette démarche qui sinscrit dans son combat et ses préoccupations.
Nous voterons le texte qui nous est soumis aujourdhui. Néanmoins, je souhaiterais me faire lécho dun certain nombre dinterrogations quant à lefficacité des modalités préconisées.
Cest par la voie dune assimilation des sectes dangereuses à des " groupes de combat et milices armées ", régies par la loi du 10 janvier 1936, que le Président de la République pourrait prononcer par décret en Conseil des ministres la dissolution de ces mouvements. Dès lors quune association ou un groupement aurait fait lobjet de plusieurs condamnations pénales pour des délits qui laissent soupçonner la présence dune secte dangereuse - dont la liste avait été dressée par le rapport de 1996 de la commission denquête sur les sectes en France - elle tomberait sous le coup de cette loi.
En outre, si le texte était adopté, la reconstitution dassociations dissoutes serait sanctionnée plus fermement, par application des dispositions de la loi de 1936 et grâce, également, à un alignement des sanctions prévues par larticle 4 de la loi de 1901. Toute association reconstituée illégalement serait ainsi passible de trois ans demprisonnement et de 300 000 francs damende.
Parallèlement, la commission des Lois a souhaité permettre le prononcé de sanctions pénales à lencontre des sectes elles-mêmes, en tant que personnes morales, pour exercice illégal de la médecine et de la pharmacie.
On peut dabord sinterroger sur lopportunité dun renforcement de notre arsenal juridique : notre droit pénal comporte un grand nombre de dispositions permettant déjà de sanctionner les dérives sectaires. Les nouvelles sanctions seront-elles mieux appliquées ?
Certes, le rattachement à la loi de 1936 modifie quelque peu la donne puisque le prononcé de la sanction relève alors du Président de la République. Serait-il en mesure dêtre plus vigilant que lautorité judiciaire ? On peut en douter eu égard à la portée politique, en particulier sur le plan international, dune telle démarche, même si deux gardiens valent mieux quun !
Quant au rattachement à la loi de 1936, il mérite réflexion Au-delà même de ce que cette loi évoque de souvenirs pour le mouvement populaire et ouvrier - cest sur ce fondement que des mouvements révolutionnaires de gauche ont été interdits ; et elle a été utilisée par le régime de Vichy - ce rattachement pose problème pour deux raisons. La " diabolisation " du phénomène sectaire peut se révéler contre-productive, car ces mouvements peuvent soffrir le luxe de sériger en martyrs. De plus, la référence à plusieurs condamnations nest pas forcément opérationnelle car elle repose sur un critère quantitatif : en poussant la caricature à lextrême, un groupement pourrait être dissout après deux condamnations pour falsification de chèque de 200 francs mais celui dont le dirigeant aurait été condamné une seule fois pour viol ne pourrait pas lêtre.
Enfin, la commission a une vision parcellaire du phénomène sectaire. Elle se concentre essentiellement sur les associations, alors que cette forme juridique, si elle est la plus employée par les sectes, est loin dêtre exclusive dautres structures, tel que le statut de parti politique ou dorganisation non gouvernementale, quand les sectes ne sont pas constituées de plusieurs structures qui sadditionnent et senchevêtrent pour mieux se dissimuler à lopinion publique.
On peut donc craindre que cette proposition de loi ne fasse que déplacer le problème, les groupements trouvant refuge dans des structures parallèles. Le rapport sur les sectes et largent avait ainsi pu observer que " nombre de mouvements sectaires sont passés maîtres dans lart dutiliser à leur profit des cadres juridiques instaurés à de tout autres fins, telles que lexercice de libertés publiques ou le développement dactivités utiles à la société. Des dispositifs prévus pour faciliter la vie associative, la pratique dun culte, lorganisation de la vie politique et la coopération internationale se trouvent ainsi investis par des sectes qui en tirent des avantages indus ".
Il faut, avant tout, sauvegarder la liberté dassociation et la liberté de conscience : même pour un objectif aussi légitime que la lutte contre les sectes, on peut toujours craindre que de telles restrictions puissent en dautres temps servir à dautres causes.
De plus, il faut appréhender le problème de façon plus globale et mettre laccent sur la prévention. Je salue les efforts de la Chancellerie pour sensibiliser les magistrats, tant à lÉcole nationale de la magistrature que dans les parquets, au problème des sectes.
Enfin, la prévention, qui passe également par une meilleure information du public, reste trop souvent timorée.
Il nous semble que les pouvoirs publics devraient se préoccuper davantage de ces questions. Comme le concluait le rapport de la commission denquête de 1995 sur les sectes en France : " les mesures proposées ici ne suffiront probablement pas à elles seules à faire disparaître ces dangers. Reflet des difficultés du monde actuel, symptôme dun profond malaise social, image dune crise morale autant que civique, le phénomène sectaire appelle une réponse globale à lensemble des grands problèmes de lépoque contemporaine ".
Ces propos sont plus que jamais dactualité. Ne les perdons pas de vue si nous voulons mener une lutte efficace contre des mouvements qui utilisent la détresse humaine pour senrichir. (Applaudissements.)
M. QUEYRANNE, secrétaire dÉtat à loutre-mer. - La proposition de loi tend à renforcer le dispositif pénal à lencontre des associations ou groupements de fait à caractère sectaire dont les activités illégales peuvent constituer un trouble à lordre public et un péril majeur pour la personne humaine.
Lexposé des motifs qui laccompagne souligne à juste titre la difficulté de définir juridiquement les sectes. Les différents rapports et conclusions des commissions parlementaires de la commission Vivien en 1985 à la commission Guyard en 1999, en passant par la commission Gest en 1996, lavaient déjà mentionnée.
Cette difficulté ne doit cependant pas nous faire renoncer à légiférer, ni à protéger la société et le citoyen, souligne le rapport de la commission des Lois. Je voudrais mattarder un peu plus longuement sur ce point.
Les rapports parlementaires sur les sectes, tout en préconisant une meilleure application du dispositif législatif et réglementaire, ont conclu en majorité à linopportunité dune législation spécifique.
Au-delà des restrictions aux libertés de culte et dassociation, constitutionnellement protégées, que pourrait contenir une législation spécifique aux sectes, celle-ci pourrait en outre conduire lÉtat à devenir larbitre entre des cultes identifiés et des croyances qui sen démarquent ou nont aucun rapport avec eux. Un tel choix porterait atteinte au principe de laïcité.
Rejeter la tentation dune législation spéciale ne signifie pas pour autant ne rien faire. Bien au contraire, les pouvoirs publics se sont efforcés - et plus encore depuis les événements dramatiques liés à la disparition des davidiens à Wako en 1993, aux suicides collectifs de lOrdre du temple solaire en Suisse, en France et au Québec - de tout mettre en oeuvre pour permettre à la société de se défendre et dassurer à certains de ses membres la sécurité de vie quils ne parviennent plus à assurer eux-mêmes.
Le gouvernement précédent avait créé, en mai 1996, lObservatoire interministériel sur les sectes, conformément aux recommandations du rapport Gest. Cette instance était chargée danalyser le phénomène des sectes, dinformer le Premier ministre du résultat de ses travaux et de faire des propositions en vue daméliorer les moyens de lutte contre les sectes. La limitation de son champ daction à la seule observation des phénomènes sectaires est rapidement apparue inadéquate, ce qui a conduit le 7 octobre 1998 à son remplacement par la mission interministérielle de lutte contre les sectes, (M.I.L.S.) présidée par M. Vivien. Cette instance comporte en son sein un conseil dorientation et un groupe opérationnel. Elle est chargée danalyser le phénomène des sectes, dinciter les services publics à prendre les mesures appropriées pour prévenir et combattre les actions préjudiciables susceptibles dêtre commises par les sectes et de contribuer à linformation et à la formation des agents publics sur les méthodes de lutte contre les sectes.
Le ministère de lIntérieur, par une circulaire du 7 novembre 1997 adressée aux préfets et relative à la lutte contre les agissements répréhensibles des mouvements sectaires, avait déjà rendu les administrations de lÉtat au niveau départemental, attentives aux agissements répréhensibles de certaines associations, ainsi quà la nécessité de mobiliser tous les services de lÉtat pour mettre en garde nos concitoyens contre les comportements illégaux et délictueux, susceptibles de recevoir une qualification pénale de ces associations.
Parallèlement, un important dispositif de formation nationale à été mis en place pour compléter la formation initiale des fonctionnaires de police, avec un module consacré aux activités illégales des sectes. Un dispositif de formation équivalent à celui de la police nationale a été adopté par le ministère de la Défense au profit de la gendarmerie. Il est complété par un stage spécifique dispensé aux enquêteurs des unités spécialisées en police judiciaire. Enfin, les services opérationnels et spécialisés de la police nationale mais aussi ceux de la gendarmerie nationale opèrent une surveillance constante de ces mouvements.
Ce dispositif sera prochainement complété par la diffusion dune nouvelle circulaire rappelant notamment les missions de la M.I.L.S., le dispositif de lutte, le rôle de coordination des préfets.
Dautres départements ministériels, ont, de leur côté, développé des actions comparables. Ainsi une importante campagne de sensibilisation au danger du développement des sectes a été engagée par le ministère de la Jeunesse et des Sports en octobre 1996, avec la création dun réseau de correspondants en charge du dossier des " associations coercitives à caractère sectaire ", dans chacune des directions régionales.
Le garde des Sceaux a adressé en 1996 aux procureurs généraux et aux procureurs de la République une circulaire qui recense les infractions susceptibles dêtre commises par les sectes : escroquerie, abus de vulnérabilité, blessure ou homicide, enlèvement, séquestration, non-assistance à personne en danger, proxénétisme, invitation à la débauche et corruption des mineurs. Une seconde circulaire en date du 1er décembre 1998 est venue compléter les instructions en demandant la désignation dun correspondant " sectes " au parquet général et en organisant une meilleure concertation.
Ainsi depuis près de trois ans les services de la Chancellerie suivent avec attention les procédures mettant en cause les mouvements à caractère sectaire. Au 31 juillet, 250 procédures pénales relatives aux agissements illégaux des sectes étaient en cours, dont 134 enquêtes préliminaires et 116 informations judiciaires.
Le ministère de lEmploi et de la Solidarité et le secrétaire dÉtat à la santé et à la solidarité exercent une particulière vigilance sur les catégories particulièrement fragiles.
Ainsi, en réponse aux interrogations des présidents de conseil généraux, une circulaire du 13 novembre 1997 a rappelé les conditions dans lesquelles un agrément peut être refusé ou retiré à une assistante maternelle et une circulaire du 23 juin 1998 a appelé lattention des préfets sur la situation spécifique des enfants vivant en communauté fermée. En outre, priorité a été donnée à la sensibilisation et à la formation du personnel des ministères et plus généralement de tous les professionnels qui interviennent dans le champ de compétence du ministère, en liaison avec lÉcole nationale de la magistrature, lÉcole nationale de la santé et le Centre national de la fonction publique territoriale. Cette année ces formations ont été axées sur la protection de lenfance. Une autre circulaire devrait renforcer la mobilisation de lensemble des services du ministère. Enfin, depuis fin 1998, une expérimentation est en cours pour le suivi des anciens adeptes de sectes.
La ministre déléguée à lenseignement scolaire a apporté, au nom du gouvernement, son soutien à la proposition de loi de M. About tendant au renforcement du contrôle de lobligation scolaire présentée par M. About. Votée à lunanimité par les deux Assemblées, ce texte permet de vérifier la conformité de lenseignement dispensé à domicile ou dans les établissements privés denseignement hors contrat, avec les normes du droit de lenfant à linstruction. Le législateur ayant, en outre, prévu des sanctions pénales à lencontre des personnes morales, les établissements en infraction peuvent être fermés par décision de justice. La circulaire dapplication du 14 mai 1999 appelle lattention des recteurs, des préfets et des inspecteurs dacadémie sur lexistence de ce dispositif et sa nécessaire mise en oeuvre. Des contrôles ont dailleurs commencé dès la rentrée de septembre 1999.
Vous voyez que le gouvernement a su se mobiliser face à cette menace.
Il reste toutefois réservé sur certaines dispositions de votre proposition de loi qui lui paraissent juridiquement inappropriées et difficiles à mettre en oeuvre. Larticle premier se fonde sur les dispositions de la loi de 1936 relative aux groupes de combat et milices privées en y ajoutant la possibilité de dissoudre une association ou un groupement dont le dirigeant ou ces structures auraient été plusieurs fois condamnées à certaines infractions. Mais la loi de 1936 sorganise la suppression de ce qui est une liberté à valeur constitutionnelle que pour des raisons précisément définies datteintes graves à lexistence même de lÉtat, à sa forme républicaine ou à ses principes fondamentaux. Complétée en 1986, elle vise aussi les associations et groupements qui agissent en vue de commettre sur notre territoire des actes de terrorisme ; ainsi, le décret de dissolution est pris sur les bases objectives dun trouble à lordre public portant atteinte aux principes de la République ou à la sécurité du territoire nationale. Votre proposition de loi au contraire, ne parvenant pas à définir la nature de latteinte à lordre public que pourraient causer les sectes, énonce une condition, celle de laccumulation de sanctions pénales. Le trouble à lordre public ne serait donc constitué que par laccumulation de condamnations. Or lun des objets de la sanction pénale est pourtant de faire cesser le trouble apporté à lordre public par linfraction. La rupture de conception dans léconomie générale de ce texte ne répond donc pas aux attentes de votre commission, et il ne permettra pas de faire face à des situations durgence, puisque lun des fondements sera la multiplicité des condamnations prononcées contre lassociation ou ses dirigeants. La rédaction proposée pourrait même signifier littéralement que, pour la prise en compte de condamnations définitives, ces associations ou leurs dirigeants devraient avoir été condamnés sur le fondement de lensemble des articles ou dispositifs cités. Ce nest sans doute pas ce que cherche lauteur de la proposition.
Autre rupture de rédaction, on passe dune énumération précise darticles du Code pénal et du Code de la santé publique à un énoncé générique dinfractions dites de " fraude fiscale " quelque peu ambigu.
Enfin, si lon comprend le sens que veut donner votre commission à la notion de " péril majeur pour la personne humaine ", on ne peut que sinterroger sur lappréciation juridique qui pourra en être donnée.
Si vous entendez utiliser le support de la loi de 1936 pour combattre les sectes il nous paraîtrait plus efficace de respecter la construction générale de ce texte et de viser par exemple la menace à la sécurité intérieure, à la sécurité économique ou à la sécurité des personnes portée par de telles agissements. Telles sont nos réserves sur le premier article.
Son article 2 permet la mise en cause de la responsabilité dune personne morale dans le cas dexercice illégal de la médecine ou de la pharmacie. On comprend quil sagit de viser les personnes morales ayant une responsabilité pénale directe dans ce cadre : association prescrivant des traitements en toute illégalité ou utilisant des personnes physiques dans le but dexercer illégalement la médecine. Il doit être bien clair que ne sont pas visés les associations ou établissements de santé qui, en toute bonne foi, ont en leur sein des personnes exerçant illégalement la médecine ou la pharmacie et qui nont aucune responsabilité directe dans ces pratiques. Cela rappelé, nous sommes favorables à cette mesure qui répond à un vrai besoin dans le secteur de la santé.
Larticle 3 alourdit les sanctions en cas de reconstitution dassociations dissoutes. Je vous rappelle quil ny a pas identité entre les groupements définis par la loi du 10 janvier 1936 et les associations définies par la loi du 1er juillet 1901. Cest ce qui explique lexistence de deux niveaux de répression en cas de reconstitution de ces différentes structures. Il ne convient sans doute pas de mettre sur le même pied la reconstitution de groupes de combat portant atteinte à la légalité républicaine ou à lintégrité du territoire, visée à larticle 435-1 du Code pénal, et celle dune association dissoute par lautorité judiciaire, le plus souvent pour des raisons financières.
Le gouvernement comprend et partage les préoccupations de M. About. Sans doute faut-il, comme il le propose, sans créer de texte spécifique, penser à des modifications législatives qui donneraient toute leur efficacité aux moyens déjà mis en oeuvre par les pouvoirs publics. Une de ses idées fortes est celle de la dissolution. Il y a là, probablement, une arme efficace pour lutter contre les sectes qui se livreraient à des activités délictuelles ou criminelles. Le gouvernement a entamé une réflexion approfondie afin dexplorer les pistes possibles, en liaison avec la mission interministérielle de lutte contre les sectes. Cette réflexion nest pas achevée.
La position réservée du gouvernement sur larticle premier le conduit à sen remettre à la sagesse du Sénat.
La discussion générale est close.
Larticle premier est adopté, ainsi que les articles 2 et 3.
M. LE PRÉSIDENT. - La commission propose dintituler ce texte :
Proposition de loi tendant à renforcer le dispositif pénal à lencontre des associations ou groupements constituant, par leurs agissements délictueux, un trouble à lordre public ou un péril majeur pour la personne humaine
Lintitulé est adopté.
M. LE PRÉSIDENT. - Nous allons passer au vote sur lensemble.
M. LAGAUCHE. - Depuis que le Parlement sest saisi de la question des sectes, le phénomène sectaire a beaucoup évolué et certaines sectes sont devenues des professionnelles de la mue pour déjouer les contrôles des pouvoirs publics et les décisions judiciaires. Le renforcement des peines encourues en cas de reconstitution après dissolution constitue une excellente mesure. En revanche, je reste dubitatif sur lefficacité de larticle premier : il ne répondra pas aux situations durgence, dans le cas de mouvements dangereux jamais condamnés ou si la procédure judiciaire est en cours. Notre pays dispose déjà dun arsenal juridique contre les sectes dangereuses ; il conviendrait de le mettre en oeuvre, ce qui, les événements récents liés aux procès de la scientologie lont prouvé, nest pas toujours le cas.
Cest sur les aspects illégaux et dangereux de leur pratique que les dérives sectaires doivent être combattues avec la vigueur et la fermeté quexige le respect des valeurs et des principes fondamentaux de la République. Même si une proposition de loi nest pas le cadre le plus approprié pour approfondir la réflexion indispensable à un sujet si épineux et si essentiel pour la défense de la démocratie, même si aborder la lutte contre les sectes par la loi du 10 janvier 1936 nest pas la démarche la plus heureuse, cette lutte ne doit souffrir ni atermoiement ni timidité.
De plus, un combat qui ne serait que national serait vain ; je compte donc sur la prochaine présidence française pour faire avancer cette lutte dans le cadre européen.
Enfin, sans se contenter de la répression, une telle lutte doit faire fond sur la prévention. Léducation nationale doit promouvoir une culture de la vigilance fondée sur la responsabilité citoyenne, lesprit critique et le respect de lintégrité physique et morale.
M. ABOUT, rapporteur. - Très bien !
M. LAGAUCHE. - Hélas, hormis les victimes directes ou indirectes et les associations qui les aident, nous en sommes encore au stade de la prise de conscience préalable à la mobilisation. Nous avons donc besoin dune politique volontariste, déterminée et continue. Cest pourquoi le groupe socialiste, malgré les réserves exprimées par Mme Derycke et moi-même, soutiendra cette proposition de loi, comptant sur la navette pour améliorer et enrichir le texte.
La proposition de loi est adoptée à lunanimité.
M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur le Rapporteur, jai lintime conviction que, dans ce combat, vous aurez toujours avec vous le Sénat unanime.
M. ABOUT, rapporteur. - Je vous remercie. Cest un sujet qui nappartient pas à un clan mais nous préoccupe tous. Ce que jai entendu ce matin ma fait grand plaisir. Je souhaite que nous parvenions à un accord avec le gouvernement. Le dépôt rapide de ce texte a pu surprendre. Mais il est considéré comme bon dans sa mécanique.
Je vous remercie, monsieur le Président, davoir prolongé cette séance pour que nous allions au bout du texte dans la matinée.
La séance est suspendue à midi 45..
Voir texte complet de la proposition de loi
Voir commentaire du CESNUR (en anglais)
Voir "France - la solution finale contre les sectes ? Le Sénat approuve une loi draconienne", par Massimo Introvigne
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