Les mouvements anti-sectes aux États-Unis et en France: parallèles et différences
Massimo Introvigne
Les sociologues se sont beaucoup intéressés aux mouvements anti-sectes aux États-Unis [1]. En Europe, leur exemple a surtout fait des émules en Grande-Bretagne [2]. Assez curieusement, il existe très peu de travaux sur la situation en Europe continentale, où les mouvements anti-sectes ont été plutôt étudiés par des sociologues américains [3] - bien que des auteurs européens aient prêté attention à la problématique générale [4]. Sil existe quelque chose sur lItalie et sur lAllemagne, il ny a presque rien au sujet de la France, alors que les mouvements anti-sectes semblent avoir eu le plus de succès précisément dans ces pays, surtout au cours des dernières années.
Dans ce travail je me propose de (a) souligner limportance de la distinction entre mouvements contre les sectes et anti-sectes; (b) montrer le modèle dévolution des mouvements anti-sectes qui émerge de la littérature sociologique américaine; (c) montrer les analogies et les différences entre ce modèle et le cas spécifique français; et (d) discuter lévolution future possible du mouvement anti-sectes en France.
a. Mouvements contre les sectes et anti-sectes
Tous les ennemis des sectes (mot que plusieurs spécialistes universitaires ont tendance à ne pas utiliser, en préférant pour plusieurs raisons nouveaux mouvements religieux) ne se ressemblent pas. Le front des ennemis des sectes nest pas unitaire. La majorité des spécialistes qui lont étudié sont daccord pour distinguer deux sous-mouvements: un mouvement contre les sectes (counter-cult movement) dorigine chrétienne et un mouvement anti-sectes (anti-cult movement) dorigine laïque. La distinction a été tout dabord le fait des spécialistes (surtout J. Gordon Melton aux États-Unis et le soussigné en Europe) [5]. Elle a cependant été acceptée non seulement dans les milieux universitaires, mais également, aux États-Unis et dans certains pays européens, par les plus grandes organisations contre les sectes - notamment le Christian Research Institute (CRI) fondé par Walter Martin (1928-1989) et le Dialog Center International, présidé par le pasteur luthérien Johannes Aagaard à Aarhus [6], au moins dans sa branche danoise - et elle est désormais courante dans les milieux chrétiens évangéliques aux États-Unis. Par contre, cette distinction - dailleurs évidente - ne se retrouve pas dans les publications du mouvement anti-sectes, dont les organisations aiment safficher comme représentantes de tous ceux qui sopposent aux sectes, dun point de vue soit religieux, soit laïc.
Les différences principales entre mouvements contre les sectes et anti-sectes se situent sur trois terrains: la définition de ladversaire, les stratégies, les rapports avec les Églises. Pour un mouvement dopposition, la définition de ladversaire est, bien entendu, capitale. Or, la définition de secte (ou cult en anglais) nest pas identique dans les mouvements contre les sectes et anti-sectes. La différence capitale est la distinction entre agissements (deeds) et croyances (creeds) que souligne le mouvement anti-sectes, et qui est généralement refusée par le mouvement contre les sectes. Nous nous occupons seulement des agissements, et non pas des croyances est le slogan courant du mouvement anti-sectes. Mais, aux yeux du mouvement contre les sectes chrétien, cette position ne peut pas être retenue. Bien au contraire, si nous écoutons Johannes Aagaard, il faut se rendre compte quune croyance est déjà un comportement. Si lon veut arrêter les comportements erronés, il faut tout dabord réagir contre les croyances erronées. Mais cela rend nécessaires dautres croyances (alternative creeds)! Et cest ici que le mouvement anti-sectes entre en crise [7]. Cette différence capitale peut être considérée sous trois aspects. En premier lieu, à un niveau plutôt théorique, des problèmes philosophiques et théologiques se posent à propos de la distinction entre actes et croyances. Lanalyse philosophique des actions humaines séparées des croyances relève en effet dune psychologie et dune anthropologie positivistes, que les chrétiens souvent conservateurs du mouvement contre les sectes ne peuvent pas facilement partager. La position de Aagaard que nous avons évoquée est ici typique, dans le sens que chaque action humaine devrait être plutôt analysée comme phénomène philosophiquement unitaire qui ne peut être jugé quen tenant compte en même temps de sa matérialité et des ses présupposés philosophiques et spirituels. Lanalyse de laction humaine par le mouvement contre les sectes chrétien est une analyse toujours fondée sur des présupposés théologiques et philosophiques. Certes, la fin ne justifie pas les moyens, mais les mêmes actions peuvent être jugées dune façon différente selon leur contexte. Lobjection de conscience religieuse, diront les groupes contre les sectes chrétiens, doit être protégée, au contraire de lobjection de conscience par simple souci déviter les fatigues et les risques du service militaire. En deuxième lieu, le mouvement contre les sectes a commencé à mettre en doute la sincérité du mouvement anti-sectes, dont la neutralité vis-à-vis des croyances serait plus apparente que réelle. Le même Aagaard [8] fait observer que le mouvement anti-sectes a aussi son orthodoxie à défendre, celle du secular humanism ou dune laïcité conçue comme au 19e siècle. Certes, cette observation nest pas valable pour tous les mouvements anti-sectes, mais peut-être Aagaard na-t-il pas tort, si lon considère les positions de la porte-parole la plus connue du mouvement laïc anti-sectes aux États-Unis, la psychiatre Margaret Singer. En témoignant contre les dévots de Krishna devant un tribunal californien, elle déclarait que, pour elle, les croyances nont aucune importance [9] . Mais, dans un entretien accordé au journal dun mouvement contre les sectes chrétien, elle déclarait considérer comme sectaires (cultic) et dangereuses les positions des mouvements religieux qui se situent en dehors du monde de la science, du libéralisme et du rationalisme, car contraires à notre compréhension scientifique générale de la causalité[10] demeurent sans réponse. On comprend comme certains mouvements anti-sectes on pu être accusés de sintéresser aussi, nonobstant leurs négations, aux croyances, évaluées selon une orthodoxie qui nest pas celle de la Bible, mais plutôt celle du libéralisme, du rationalisme ou de la science. Cest ce qui alimente les soupçons du mouvement contre les sectes.
En troisième lieu, les définitions de la secte selon les croyances ou selon les activités conduisent à une définition différente des priorités. Une analyse des publications contre les sectes aux États-Unis nous montre que la cible la plus attaquée est le mormonisme, suivi de la franc-maçonnerie. En revanche, ni le mormonisme ni la franc-maçonnerie ne jouent un rôle prééminent dans la littérature laïque anti-sectes. Dans certains pays (notamment en Italie), on trouve des mouvements anti-sectes qui attaquent comme secte la franc-maçonnerie (et ont même obtenu des lois et arrêts qui limitent la possibilité des francs-maçons daccéder à certains offices, notamment dans le secteur judiciaire); mais, dans des autres pays, y compris en France, les obédiences maçonniques plus rationalistes auront plutôt tendance à se joindre aux campagnes des mouvements anti-sectes. En revanche, si le critère de définition de la secte est la croyance (ou labsence de croyance), le mormonisme (et même la franc-maçonnerie) peuvent apparaître au mouvement contre les sectes chrétien comme des phénomènes particulièrement dangereux (le mormonisme en raison de son éloignement du christianisme traditionnel, la franc-maçonnerie à cause de son anticléricalisme dans certains pays, ou de ses positions sur la religion qui semblent relativistes à certains groupes chrétiens).
En deuxième lieu, les stratégies du mouvement anti-sectes et du mouvement contre les sectes ne se ressemblent pas. Cest que le but est, en soi, différent. Pour le mouvement anti-sectes, il suffit de libérer la victime de la secte sans trop se soucier de ses croyances religieuses à venir. En critiquant le mouvement anti-sectes, la revue du Christian Research Institute - le plus important mouvement chrétien contre les sectes aux États-Unis - écrivait en 1992 que pour les chrétiens, la préoccupation authentique et principale est toujours la vie éternelle. En effet, quel bon résultat a-t-on obtenu si les gens sont soustraits aux sectes, mais leurs nécessités spirituelles - qui, précisément, les avaient conduits dans les sectes - et leurs demandes sur le salut éternel demeurent sans réponse? [11]. La stratégie du mouvement contre les sectes est typiquement apologétique, et recommande de ne jamais se limiter à la critique des sectes sans présenter les vérités chrétiennes qui sopposent à chaque erreur sectaire. Dans la pratique, cela veut dire aussi que le mouvement contre les sectes est de moins en moins favorable à la répression légale et policière des sectes et à des interventions dures comme la déprogrammation ou même la forme plus modérée quon appelle aux États-Unis exit counseling. Dune part, on estime lutilité pastorale - cest-à-dire la possibilité de faire revenir les adeptes des sectes à lorthodoxie chrétienne - de ces mesures radicales comme quasiment nulle. Dautre part, on craint de plus en plus que tant des lois que la déprogrammation ou lexit counseling puissent être utilisés - ce qui est déjà arrivé - contre des groupes évangéliques, notamment fondamentalistes, ou catholiques.
Ces observations nous amènent à la troisième différence principale entre mouvements contre les sectes et anti-sectes: les rapports avec les Églises. Si le mouvement contre les sectes a développé ses préférences quant aux groupes à inclure dans la définition de la secte, il a suivi un même parcours en ce qui concerne les exclusions. Pour les mouvements contre les sectes protestants, si un groupe est normalement accepté dans les milieux évangéliques et si sa doctrine ne contredit pas lorthodoxie chrétienne traditionnelle, il nest pas question de le considérer comme une secte même si, par exemple, son prosélytisme est très actif et les chefs exercent une forte autorité sur les fidèles. Cest le cas, notamment, des Jews for Jesus aux États-Unis, qui figurent souvent dans les listes des cults des mouvements anti-sectes et dont les mouvements contre les sectes prennent en général la défense. Il existe aussi des mouvements contre les sectes catholiques (comme le GRIS en Italie); ils se refusent à considérer comme secte tout groupe catholique qui na pas fait lobjet dune condamnation formelle de lautorité ecclésiastique ou dont lÉglise de Rome prend même la défense. Cest le cas, tout particulièrement, de lOpus Dei et de certaines communautés issues du Renouveau charismatique, attaquées par certains mouvements anti-sectes laïcs, mais quaucun mouvement contre les sectes catholique ne songerait à considérer comme secte.
Il est nécessaire dinsister ici sur le fait que la différence entre mouvement contre les sectes et anti-sectes nest pas subjective, mais objective. Il se peut très bien que des prêtres, comme le père Kent Burtner aux États-Unis ou le père Jacques Trouslard en France, adoptent des attitudes typiques du mouvement anti-sectes. Le père Trouslard déclare que la secte se caractérise et se définit, non par ses doctrines, ses théories et ses croyances, mais sa nocivité et que sa déontologie consiste à ne soccuper ni des religions ni des églises [12], ce qui lamène notamment à ne pas tenir compte des positions de lÉpiscopat et à continuer à attaquer comme sectes des groupes dont lÉglise hiérarchique prend la défense, comme lOffice Culturel de Cluny ou, encore une fois, lOpus Dei. Il sagit ici des positions typiques du mouvement anti-sectes; le fait dêtre prêtre catholique nempêche pas le père Trouslard (et quelques autres prêtres et pasteurs aux États-Unis) de prendre des positions tout à fait typiques du mouvement anti-sectes. La différence ne concerne pas lorigine ou la foi subjective des membres du tel ou tel autre mouvement. Si lattention se porte en priorité sur les croyances, il sagit dun mouvement contre les sectes. Si, par contre, lon déclare que les croyances nont aucun intérêt pour la définition dune secte, mais quil faut se concentrer sur les agissements, nous sommes en présence dun mouvement anti-sectes.
Ces dernières années, certains mouvements contre les sectes chrétiens – surtout en Europe, mais aussi aux Etats-Unis – ont été de plus en plus influencés par les mouvements anti-sectes laïcs [13]. Les mouvements chrétiens très souvent ne comptent pas parmi leurs dirigeants des professionnels, et ont donc un certain complexe dinfériorité vis-à-vis de la professionnalisation des milieux laïcs. Attaqués par leurs adversaires, les mouvements chrétiens ont aussi eu besoin davocats spécialisés, qui souvent ne se trouvent que dans le mouvement anti-sectes laïc. On voit donc de plus en plus des mouvements contre les sectes chrétiens, tout en gardant leur intérêt distinctif pour la théologie, utiliser également des arguments et un langage typique du mouvement anti-sectes. Dautres mouvements contre les sectes chrétiens se méfient par contre de ce rapprochement, multiplient les attaques contre le secular humanism, et cherchent lexplication du succès des sectes surtout dans la démonologie, ce qui les éloigne davantage des mouvements anti-sectes laïcs.
b. Lévolution du mouvements anti-sectes: le modèle des sociologues américains
Les mouvements contre les sectes chrétiens existent aux Etats-Unis - ainsi que dans quelques pays européens - depuis le 19e siècle. Ils ont simplement ajouté au catalogue de leurs adversaires des groupes et des tendances nouvelles, alors quil y a un siècle ils soccupaient surtout des mormons, des témoins de Jéhovah, de la Science Chrétienne et, le cas échéant, de la franc-maçonnerie. Leur histoire est différente de celle des mouvements anti-sectes laïcs . Les sociologues américains ont donc élaboré un modèle dévolution du mouvement anti-sectes qui ne se réfère quaux groupes laïcs et qui ne tient pas compte de lhistoire parallèle (mais différente) des mouvements contre les sectes chrétiens. Bien quil y ait des différences entre mouvements anti-sectes aux États-Unis, il se dégage des études des spécialistes comme Anson Shupe, David G. Bromley et James T. Richardson un modèle général, fondé surtout sur lanalyse de lAmerican Family Foundation et du Cult Awareness Network [14]. On peut résumer ce modèle en considérant la naissance, les développements et la crise des mouvements anti-sectes américains.
La naissance des mouvements anti-sectes serait due à un aspect particulier du conflit entre Gemeinschaft et Gesellschaft, entre les formes sociales du covenant et du contract [15]. Le modèle contractuel de société, dune part, rend plus facile pour des religions ou des philosophies étrangères à la tradition dun pays de se présenter sur le marché idéologique avec des chances de succès et, dautre part, permet aux individus, notamment aux jeunes adultes, de maintenir des choix nonobstant la désapprobation de leur famille et de leur entourage immédiat. Ce phénomène suscite, bien entendu, une réaction. Cette réaction nest pas toujours canalisée par les Églises traditionnelles et leurs mouvements contre les sectes, qui étaient - au moment du plus grand succès des nouveaux mouvements religieux aux États-Unis dans les années 1970 - plutôt en perte de vitesse. Dailleurs, ils sétaient très peu occupés des mouvements religieux vraiment nouveaux comme les Enfants de Dieu (aujourdhui La Famille) ou lÉglise de lUnification. Les parents des jeunes adultes qui avaient adhéré à un nouveau mouvement religieux sorganisèrent alors pour combattre les sectes (cults) en élaborant un modèle assez naïf de ce qui deviendra plus tard lidéologie du lavage de cerveau. Leurs enfants (qui avaient dailleurs parfois trente ans ou plus) étaient tout simplement prisonniers des sectes, et - comme les autorités ne comprenaient pas le problème - il sagissait de les libérer, si nécessaire par la violence. Les mouvements des parents et la déprogrammation - cest-à-dire le kidnapping du membre dun nouveau mouvement religieux suivi par une thérapie, souvent violente, gérée par des personnages, les déprogrammeurs, qui nétaient normalement pas des professionnels de la psychiatrie ou de la psychologie - naquirent en Californie en même temps.
Nonobstant la sympathie de quelques autorités politiques locales, dans sa forme plutôt simple des origines le mouvement anti-sectes navait pas de grandes chances de succès. Par contre - daprès le modèle résumé par Shupe et Bromley - trois facteurs de développement ont permis une croissance presque continue du milieu des années 1970 jusquà la fin des années 1980. Il sagit de la consolidation organisationnelle, de la professionnalisation et de lexpansion des cibles [16]. Dune part, il faut reconnaître que les mouvements anti-sectes, qui étaient nés comme groupes locaux, furent capables (également grâce à leurs bonnes relations avec une certaine presse) de se lier entre eux à léchelle nationale et de mettre ensemble des personnes qui, à lorigine, ne sintéressaient quà un groupe particulier (par exemple aux Enfants de Dieu ou à lÉglise de lUnification). Des groupes non structurés créèrent, peu à peu, des structures visibles et importantes. Shupe et Bromley insistent dailleurs sur le fait que, surtout avant 1980, cette consolidation organisationnelle naurait pas été possible sans le rôle de liant joué par les déprogrammeurs. Il est vrai que, par la suite, les plus grands mouvements anti-sectes - après le passage des tribunaux américains dune certaine indulgence à la plus grande sévérité envers la déprogrammation – en sont arrivés à se déclarer contraires à cette pratique, au moins de façon publique. Daprès Shupe et Bromley, les déprogrammeurs violents comme Ted Patrick ont été relégués de plus en plus sur la marge, en réalité toujours honorés symboliquement par les mouvements [anti-sectes] à lintérieur comme héros fondateurs, mais soigneusement cachés à la vue publique[17] .
En effet, la visibilité des déprogrammeurs était incompatible avec le deuxième facteur dévolution des mouvements anti-sectes: la professionnalisation. Très peu des fondateurs des premiers mouvements anti-sectes avaient des diplômes académiques. Dans les années 1980 la nécessité de se défendre dans les procès qui les opposaient de plus en plus à certains nouveaux mouvements religieux amenèrent les mouvements anti-sectes à rentrer en contact avec deux types de professionnels: les avocats et les psychiatres (ces derniers témoignant comme experts dans les procès). Des alliances se lièrent avec certains cabinets davocats, notamment à New York, et avec un courant qui ne fut jamais majoritaire, mais qui connut dans les années 1980 une certaine importance dans la profession psychologique et psychiatrique et qui proposait un modèle assez simple du lavage de cerveau ou de la déstabilisation mentale. Peu à peu, des avocats (comme Herbert Rosedale, lactuel président new-yorkais de lAmerican Family Foundation) et des psychiatres comme Margaret Singer remplacèrent les parents des membres comme dirigeants et porte-parole des mouvements anti-sectes. Lidéologie du lavage de cerveau (ou sa deuxième génération, où le mot de lavage de cerveau disparaît, mais lessence est maintenue sous létiquette de la déstabilisation mentale) [18] permettait de donner une explication simple et universelle aux conversions aux sectes, et une nouvelle définition de la notion même de secte. La secte est un mouvement qui pratique la déstabilisation mentale. Un conflit se manifesta dailleurs entre les professionnels de la psychiatrie et les déprogrammeurs. Déjà en 1981, ce conflit était prévu par Shupe et Bromley, qui se demandaient: si les déprogrammeurs, qui nont aucune éducation dans les professions médicales, peuvent transformer rapidement les attitudes dune personne, bien plus rapidement et parfois plus à bon marché que les professionnels, quel est lavenir de la psychiatrie et de la psychologie? [19]. La réponse des psychiatres fut assez rapide: il fallait soustraire la déprogrammation aux amateurs et la remplacer par des procédés dirigés par des professionnels. Comme les déprogrammeurs étaient souvent des bons clients pour les avocats, ces derniers se retrouvèrent dans une position difficile de médiation entre psychiatres et partisans de la déprogrammation.
En troisième lieu, la définition de la secte comme mouvement qui pratique le lavage de cerveau ou la déstabilisation mentale permettait lexpansion des cibles. Alors que, à lorigine, les mouvements anti-sectes sintéressaient à un nombre assez réduit de mouvements (tout dabord les Enfants de Dieu et - après leur retrait des États-Unis - les trois grands: lÉglise de lUnification, les dévots de Krishna et la Scientologie), la nouvelle définition donna aux mouvements anti-sectes la confiance nécessaire pour attaquer des centaines de mouvements divers. Bien entendu, il y avait dun côté des mouvements nouveaux, qui nexistaient pas dans les années 1970. Mais il y avait aussi des mouvements anciens, comme les témoins de Jéhovah ou lOpus Dei (qui, bien entendu, nest pas un mouvement du point de vue du droit canon catholique, mais une prélature personnelle, un diocèse sans territoire), dont les mouvements anti-sectes ne soccupaient pas auparavant. Lexpansion des cibles est dailleurs dans la logique dun mouvement qui connaît une consolidation organisationnelle et qui doit justifier son existence et ses structures. On ne peut continuer à croître quen augmentant le nombre des clients, mais, pour les mouvements anti-sectes, élargir sa clientèle signifie en même temps multiplier ses adversaires.
Daprès la majorité des sociologues américains, trois facteurs expliquent la crise des mouvements anti-sectes aux États-Unis dans les années 1990: limpossibilité de forger des alliances permanentes avec les mouvements contre les sectes des Églises majoritaires; limpossibilité de se faire reconnaître comme une agence autorisée de définition des sectes dangereuses; le succès très limité obtenu auprès des tribunaux et des autorités politiques. Ces facteurs sont importants, justement parce quils ne semblent pas sappliquer à la situation française. En ce qui concerne le premier facteur, dune part, les différences doctrinales entre mouvements contre les sectes et anti-sectes sont devenues de plus en plus évidentes aux États-Unis. Dautre part, les mouvements contre les sectes protestants et catholiques ont compris le danger de la définition non religieuse de la secte selon des critères comme le lavage de cerveau ou la déstabilisation mentale, dautant plus que lexpansion des cibles conduisait les mouvements anti-sectes à sintéresser à des groupes protestants (surtout fondamentalistes et pentecôtistes) et catholiques (notamment lOpus Dei et les grandes communautés issues du Renouveau charismatique). En deuxième lieu, nonobstant le soutien dune partie importante de la presse, les mouvements anti-sectes américains nont pas réussi à se faire accepter comme des agences de régulation autorisées à dire quels mouvements sont des sectes (cults) ou sont dangereux. Ici, lopposition est venue surtout de la communauté académique, qui - il faut le dire - est bien plus organisée aux États-Unis quen Europe. Le rejet par un bureau de lAmerican Psychological Association du rapport DIMPAC sur la déstabilisation mentale rédigé par une commission conduite par Margaret Singer en 1987, et les procès lancés et perdus par la même Margaret Singer et par Richard Ofshe contre lAmerican Psychological Association, lAmerican Sociological Association et plusieurs historiens et sociologues, montrent à lévidence la nature de ce conflit [20]. Sans la sanction de la communauté universitaire et de ses organisations, il était difficile au mouvement anti-sectes de se faire reconnaître comme agence habilitée à définir la notion de secte et son étendue. Finalement, le système légal américain - qui accorde beaucoup dimportance aux experts universitaires comme témoins - a amené les tribunaux, notamment après laffaire Fishman (1990), à refuser les théories du lavage de cerveau ou de la déstabilisation mentale et à condamner les déprogrammeurs à des peines de plus en plus sévères. Lattitude des tribunaux a rendu très prudents les hommes politiques qui avaient manifesté à lorigine une certaine sympathie à légard des mouvements anti-sectes (et qui dailleurs, sils étaient républicains, ne pouvaient pas oublier de tenir compte de lantipathie envers les mouvements anti-sectes de limportant courant évangélique et fondamentaliste).
Finalement, ce sont les mouvements anti-sectes eux-mêmes qui ont eu des problèmes avec la justice américaine, notamment à cause de certains dirigeants qui, nonobstant les déclarations officielles, continuaient à entretenir des relations avec les déprogrammeurs et à leur envoyer des clients. Certes, les campagnes lancées par la Scientologie ont joué un grand rôle dans la faillite du CAN (Cult Awareness Network). Mais cette faillite a été demandée, en 1995, par le CAN lui-même, après avoir perdu un procès (Scott v Ross) où il était question de la déprogrammation dun jeune pentecôtiste. Le 8 avril 1998, la Cour dAppel pour le Neuvième Circuit a confirmé la condamnation du CAN, persuadée quil soutenait les déprogrammeurs de façon discrète [21]. Ironiquement, après la faillite, le nom et le numéro de téléphone du CAN ont été rachetés par un groupe dactivistes où figurent plusieurs scientologues, et un nouveau CAN a été lancé, où plusieurs scientologues occupent des positions importantes. Le 30 juillet 1998, la Cour dappel pour le Septième Circuit a confirmé le fait de la faillite et limpossibilité pour le vieux CAN de récupérer son nom, tout en mentionnant que lutilisation du nom CAN par des scientologues pourrait entraîner des risques de tromperie, risques que lon pourrait évoquer, le cas échéant, dans un autre procès [22].
Certes, les mouvements anti-sectes ne sont pas prêts à disparaître de la scène américaine. Ils peuvent encore compter sur le soutien important dune partie de la presse et de la télévision. Mais, dans la seconde partie des années 1990, ils sont sans doute dans une situation de crise, ce qui pourrait faire conclure que - pour les raisons mêmes qui lexpliquent (notamment la professionnalisation, qui a porté avec soi lidéologie du lavage de cerveau et de la déstabilisation mentale, et lexpansion des cibles) - le succès des mouvements anti-sectes est un processus qui sauto-limite.
c. Le modèle américain et la situation française
Le modèle élaboré par les sociologues américains nous permet de ne pas partir dun vide pour étudier les mouvements anti-sectes français et davoir un point de référence. Nous noterons des analogies, mais aussi des différences importantes entre modèle américain et situation française.
En ce qui concerne la naissance des mouvements anti-sectes, il est vrai en général, en France comme aux Etats-Unis, quelle est le fait de parents de jeunes adultes qui ont quitté leur famille pour entrer dans un mouvement religieux communautaire (surtout, à lorigine, lÉglise de lUnification). Cest le cas de Claire Champollion, qui se trouva (avec son mari) à lorigine des ADFI (Associations pour la Défense de la Famille et de lIndividu, regroupées depuis mars 1982 en une Union Nationale dite UNADFI), dont le fils Yves était devenu membre de lÉglise de lUnification, ce qui lamena à fonder la première ADFI en 1974. Cétait aussi le cas de Roger Ikor (1912-1986), écrivain parisien dont le fils était mort à la suite dun jeûne rigoureux lié à sa pratique du zen macrobiotique, qui fut à lorigine du Centre contre les manipulations mentales (CCMM), qui aujourdhui porte aussi son nom. Il est aussi vrai que lidéologie était, aux origines, assez simpliste et que, pour libérer les victimes, on nhésitait pas à recourir aux services de déprogrammeurs. En 1976, Madame Lidwine Ovigneur, dirigeante de lADFI de Lille, déclarait au journal LAurore à propos de Brigitte Backeland, une jeune adepte de lÉglise de lUnification, quaprès lenlèvement elle se repose maintenant à la campagne où elle va être déprogrammée. Ce nétait pas le premier cas, daprès Madame Ovigneur, qui ajoutait: Nos techniques de déprogrammation sont maintenant bien au point, grâce notamment aux expériences américaines[23] .
Il nest pas moins vrai quil y avait, à lorigine, des différences importantes entre les mouvements anti-sectes en France et leurs homologues aux États-Unis. On peut dire quau début, aux États-Unis, les mouvements anti-sectes navaient pas didéologie, si ce nétait lidée rudimentaire que les victimes des sectes étaient des prisonniers quil fallait libérer par la déprogrammation. Plutôt déçus soit par les Églises majoritaires, soit par les hommes politiques - qui ne leur prêtaient pas beaucoup dattention - les premiers activistes anti-sectes américains sefforçaient de ne pas faire référence à des idées philosophiques précises. Il en allait tout autrement pour certains personnages qui se trouvèrent à lorigine du mouvement anti-sectes en France. Quand lADFI est classifiée parmi les mouvements anti-sectes laïcs, on répond volontiers quà lorigine de lassociation se trouvent des catholiques, ce qui est sans doute vrai pour Madame Claire Champollion. Encore aujourdhui, lADFI est souvent attaquée par des adversaires qui lappellent lADFI catholique [24]. Encore dans les premiers temps de la publication de son journal BULLES (1984), on trouvait parfois des critiques envers certains mouvements situées plutôt sur un plan doctrinal. Peu à peu, en parcourant BULLES, la distinction rigide entre deeds et creeds gagne toutefois terrain, probablement non sans influence des contacts avec les États-Unis, où Claire Champollion sétait rendue en octobre 1982 pour participer à un congrès dassociations anti-sectes. Elle en gardait une attitude ambiguë sur la déprogrammation. BULLES publia en 1984, dans le même numéro, son compte rendu du congrès et le témoignage, favorable à la déprogrammation, dun ancien dévot de Krishna déprogrammé [25]. Dans son compte rendu, Claire Champollion, à propos de laspect légal de lentreprise (de déprogrammation), affirme que notre respect de la Loi, il faut lavouer, nest souvent que la peur du gendarme. Les circonstances et les mentalités sont différentes aux États-Unis, où chacun est plus habitué à prendre avant tout ses responsabilités et à en supporter les conséquences. Dailleurs, elle dit que à la suite de ce congrès, il lui restait la conviction quil nexiste pas des déprogrammations mécaniques et que la matière est plus compliquée quelle ne semble [26]. Le même numéro de BULLES publie aussi un article de Margaret Singer, qui prend ses distances vis-à-vis de la déprogrammation [27].
En tout cas, on assiste dans les années 1980 à la montée progressive dans lADFI de lidéologie qui sépare les agissements des doctrines (et à des contacts plus importants avec les associations anti-sectes des États-Unis). LADFI, qui présentait à lorigine certaines caractéristiques dun mouvement contre les sectes chrétien, sécularise son discours en tant quassociation (ce qui nempêche pas, bien entendu, à des membres de continuer à nourrir leur discours individuel de références chrétiennes) et précise son identité comme mouvement anti-sectes. On trouve un son de cloche tout à fait différent du côté du CCMM. Nonobstant les accusations de certains mouvements contre les sectes chrétiens, à lorigine (avant leur professionnalisation), les mouvements anti-sectes américains navaient aucune philosophie précise, y compris celle du secular humanism. Roger Ikor - dont les positions, certes, nétaient pas celles de tous les membres du CCMM - était, quant à lui, vice-président de lUnion Rationaliste et radicalement antireligieux. Il écrivait en 1980 dans les Cahiers Rationalistes: Si nous nous écoutions, nous mettrions un terme à toutes ces billevesées, celles des sectes, mais aussi celles des grandes religions. On peut difficilement demander à la loi de trancher toute la tête de lhydre; ce serait pourtant la seule manière dempêcher quune seule ne repousse [28]. Dans la même revue, la même année, à propos des grandes religions, il écrivait que à légard de ces dernières, nous gardons plus de tolérance. Pourquoi? Soyons francs et courageux face à nous mêmes. Imaginons des personnes se mettant à soutenir quil faut trancher aux nouveaux nés le lobe de loreille, Dieu le veut. Et elle passe à laction. Nous hausserons les épaules et nous mettrons sans hésiter le hola à cette ineptie. Mais si ces gens sont des centaines de milliers, lempêcherons nous avec la même sérénité, à supposer que nous en ayons le moyen? Laissons de côté les troubles publics que linterdiction risquerait dentraîner [29]. Bref, chez Roger Ikor, on trouve la même position que chez certains rationalistes belges qui sont à lorigine du mouvement anti-sectes dans ce pays: entre grandes religions et sectes, il y a seulement une différence de degré et de dosage [30]. Il faut dire que lon trouve plus rarement des affirmations de ce genre chez le CCMM aujourdhui. Même dans ce cas, pour se préciser comme un mouvement anti-sectes, par définition intéressé aux agissements et non au doctrines, le CCMM a dû à son tour passer par un processus de dé-idéologisation, et abandonner son attachement trop précis à une idéologie rationaliste étroite et fermée. Pourtant, les origines idéologiques - opposées mais communes - de lADFI et du CCMM se retrouvent parfois dans leur discours daujourdhui. Dun côté, le CCMM rend hommage au principe premier de lesprit anti-sectes, la distinction entre doctrine (à laquelle il dit ne pas vouloir sintéresser) et agissements dangereux. A lobjection selon laquelle les opinions ou les croyances avancées par les sectes en valent bien dautres, le CCMM répond aujourdhui: La question nest pas là, car ce nest pas le contenu doctrinal qui rend ces groupes dangereux, mais la subtile transformation quils font subir aux adeptes, donc leurs agissements, leurs méthodes et leurs finalités [31]. Pourtant, dans le discours actuel des mouvements anti-sectes en France on trouve parfois des affirmations qui ne se réfèrent pas quaux agissements. A propos des petits groupes pentecôtistes, on lit par exemple dans un ouvrage du CCMM que sils ne sont pas reconnus par la Fédération protestante de France, la plus grande méfiance simpose [32]. Or, la Fédération protestante de France - comme le Conseil cumenique des Églises - ne reconnaît pas (ou nest pas reconnue par) une bonne moitié du protestantisme contemporain, notamment la mouvance evangelical et pentecôtiste. Il sagit là de problèmes intéressants, mais qui nont rien à faire avec les agissements dangereux ou les dérives sectaires, les divergences étant plutôt de caractère théologique, spirituel ou même politique. Et, si lon considère labsence, dans les listes des sectes préparées pas ces mouvements, des groupes de lintégrisme catholique comme la Fraternité Saint Pie X ou dautres qui relèvent des dérives extrémistes de lislam, on ne peut que se demander si, tout en affirmant de ne pas sintéresses aux doctrines, on nest pas plus tolérant quand on retrouve les mêmes pratiques dans des groupes qui se situent à la périphérie des grandes religions plutôt que, par exemple, dans la mouvance des soucoupes volantes. Dautre part, le mouvement anti-sectes en France a même précédé ses homologues américains dans le glissement du discours psychologique au discours politique: les sectes seraient, avant tout, totalitaires. Mais la preuve du totalitarisme sera cherchée rarement dans labsence de démocratie (dans ce cas, lÉglise catholique où le curé nest pas élu par les fidèles, ni lévêque par les curés, serait aussi à classer parmi les sectes), et plus souvent dans la pratique supposée de la manipulation mentale, considérée comme violation de la liberté des individus, ce qui ramène lanalyse politique à son point de départ psychologique.
Lévolution du mouvement anti-sectes français est assez similaire par rapport au modèle américain, bien que des différences existent. La consolidation organisationnelle a été aussi remarquable en France quaux États-Unis, surtout en ce qui concerne le passage des ADFI locales à lUNADFI nationale. Aux facteurs qui expliquent cette consolidation il faut toutefois ajouter en France limportance des contacts internationaux. A la fin des années 1970 déjà, des sociologues américains notaient les missions des mouvements anti-sectes des États-Unis vers lEurope et le Japon [33]. Ces missions ont pris plus dimportance dans les dernières années, la crise aux États-Unis ayant amené les mouvements anti-sectes américains à rechercher plutôt des succès à létranger. Les mouvements anti-sectes français nont été nullement fondés par leurs homologues américains, mais ils en ont subi linfluence dun point de vue organisationnel et idéologique à partir des années 1980. Un symbole récent des liaisons internationales est la participation de lUNADFI et du CCMM à la constitution à Paris en 1994 dune Fédération Européenne des Centres de Recherche et dInformation sur le Sectarisme (FECRIS). Les statuts déclarent, en le soulignant, ne vouloir soccuper que des pratiques de certaines organisations sectaires totalitaires, et il est intéressant dobserver que la fédération, bien que comprenant des groupes à lorigine desquels se trouvent des chrétiens, ne regroupe que des mouvements anti-sectes. Les grands mouvements contre les sectes européens, quils soient protestants (comme le Dialog Center danois) ou catholiques (comme le GRIS en Italie), restent en dehors (alors que, pour lItalie, une organisation laïque bien plus petite, lARIS, en fait partie).
En matière de professionnalisation, on peut observer en France le même processus quaux États-Unis sur le plan idéologique, dans le sens que le lavage de cerveau et, plus tard, sa version de deuxième génération, la déstabilisation mentale, deviennent la clef universelle pour identifier les sectes et en expliquer la dynamique. Par contre, la direction des mouvements anti-sectes français demeure entre les mains des activistes, qui généralement nont pas été remplacés par des professionnels du droit ou de la psychiatrie comme aux États-Unis, bien quun psychiatre, le Docteur Jean-Marie Abgrall, joue un rôle qui semble de plus en plus important dans le milieu anti-sectes francophone. Le système légal français, très différent du système américain, ne permettrait dailleurs pas à des cabinets davocats de ne se spécialiser que dans le domaine des mouvements religieux. Pourtant, on a vu naître, à côté des mouvements anti-sectes organisés, un plus large milieu anti-sectes - qui fait pendant au cultic milieu - où se trouvent des personnages qui, sans être dirigeants ni parfois même membres des associations anti-sectes, sont néanmoins considérés par les médias comme porte-parole du mouvement anti-sectes dans son ensemble, comme le docteur Abgrall ou le père Jacques Trouslard, ou bien – après le rapport parlementaire de 1996 – des hommes politiques soudainement transformés en docteur ès sectes comme lancien député Alain Gest [34] ou le député Jean-Pierre Brard. Comme aux États-Unis, la présence des professionnels a entraîné une certaine critique de la déprogrammation. Même si les soins coercitifs ne sont pas condamnés sans ambiguïté (Abgrall écrit quils doivent être évités autant que faire se peut), les professionnels préfèrent à la brutalité de la déprogrammation les mesures dhospitalisation doffice (HO) ou effectuées à la demande de tiers (HDT), accompagnées par des procédures civiles de curatelle et de tutelle[35], procédures civiles qui sont dailleurs maintenant refusées dans la plupart des cas par les tribunaux américains. Tout bien considéré, le mouvement anti-sectes français na pas attiré, jusquà présent, lattention des figures de proue du barreau, notamment parisien, ni de la psychiatrie universitaire (où les thèses dun docteur Abgrall demeurent marginales en raison de leur extrémisme), ce qui marque une différence par rapport aux États-Unis [36].
Finalement, on assiste en France également à la multiplication des cibles et des mouvements qui font lobjet des critiques des mouvements anti-sectes, même si lattaque contre les groupes accusés de dérives sectaires à lintérieur de lÉglise catholique (surtout lOpus Dei et les grandes communautés issues du Renouveau charismatique) semblent être plus le fait de certaines personnalités du milieu anti-sectes que des associations. La tendance à lexpansion et à la multiplication des cibles semble toutefois bien en place en France, si lon considère les attaques du milieu anti-sectes contre le Nouvel Age et la voyance, par exemple, phénomènes qui semblent mal correspondre au modèle de la secte que les associations proposent.
Du point de vue des éléments de faiblesse ou de crise du mouvement anti-sectes signalés par les sociologues américains, on trouve peut-être les différences les plus importantes entre les États-Unis et la France. En ce qui concerne le conflit avec les Églises, il faut souligner que des mouvements contre les sectes dinspiration confessionnelle aussi vigoureux quaux États-Unis nexistent pas en France. Le groupe Pastorale, sectes et nouvelles croyances de la Conférence épiscopale catholique est un organisme officiel, qui na pas la liberté daction (ni la verve polémique) que peut avoir un organisme privé. Nonobstant cette absence, le conflit avec les Églises majoritaires est dans la nature même des mouvements anti-sectes et de leur idéologie. Ce conflit a été longtemps caché en France mais, pour ainsi dire, couve sous les cendres. Les mouvements anti-sectes ont essayé de présenter le père Trouslard comme une voix presque officielle de lÉglise catholique française dans son ensemble, jusque devant la commission parlementaire, ce qui a amené le secrétariat général de la Conférence épiscopale, dans son document du 8 février 1996 LÉglise catholique et les sectes, à signaler que son seul délégué dans ce domaine est Monseigneur Jean Vernette [37]. Le même Monseigneur Vernette a souvent fait lobjet dattaques assez explicites par des dirigeants de lADFI [38]. Bien entendu, le conflit va au delà de la personne de Monseigneur Vernette. Le conflit entre mouvements anti-sectes et Églises majoritaires a une dimension internationale et trouve ses racines dans la philosophie même du mouvement anti-sectes et dans sa prétention à séparer agissements et doctrines. Sur la base de cette séparation, le mouvement anti-sectes ne peut quattaquer des réalités qui se situent à lintérieur des grandes Églises et dont les agissements lui semblent sectaires (comme lOpus Dei, lOffice Culturel de Cluny ou les communautés issues du Renouveau charismatique, pour ne mentionner que des réalités catholiques). Dun point de vue sociologique, il est évident que les Églises - et notamment lÉglise catholique - ne pourront jamais accepter des intrusions dans le noyau même de leur pouvoir symbolique, la définition de lorthodoxie, qui comprend évidemment le pouvoir de dire quels groupes qui se disent catholiques ne sont pas orthodoxes. En accusant des groupes catholiques dêtre des sectes le mouvement anti-sectes concurrence le pouvoir de définir lorthodoxie - et lorthopraxie - qui est typique du magistère et de lÉpiscopat; éviter le conflit devient dès lors impossible.
Le conflit avec la majorité des universitaires nest pas aussi évident en France quaux États-Unis, et il se présente aussi dune façon difflérente; ses conséquences sont donc moins graves, pour linstant, pour le mouvement anti-sectes français. Ici aussi, le conflit se situe au niveau du pouvoir symbolique. Dans les statuts de la fédération européenne de mouvements anti-sectes FECRISs il est écrit que les associations qui en font partie soccupent détudes (...) dans les domaines (...) sociologique, économique, scientifique. Pourtant, en ce qui concerne particulièrement la sociologie, les milieux anti-sectes refusent normalement la méthodologie mise à point en trente ans de recherches sur les nouveaux mouvements religieux, qui ont produit plusieurs milliers de titres, notamment (mais non exclusivement) en langue anglaise. Cette méthodologie part presque toujours de lobservation participante des groupes et de la recherche de terrain, et (sans les exclure, contrairement à ce quaffirment parfois les associations anti-sectes) ne donne pas une importance privilégiée aux récits des anciens membres et des apostats. Linformation des mouvements anti-sectes sur les mouvements religieux semble souvent aux spécialistes universitaires des nouveaux mouvements religieux plus théorique que pratique, car filtrée par le discours des anciens membres hostiles, source à ne pas négliger mais à situer dans la dynamique de la construction dun récit qui doit justifier un passé, et qui ne peut être apprécié quen la comparant au discours des anciens membres non hostiles et des membres qui font toujours partie du mouvement (discours que, à son tour, il ne faut bien entendu pas prendre pour argent comptant). Le milieu anti-sectes pense aussi de pouvoir ignorer le corpus de la littérature sociologique et psychosociologique en matière de nouveaux mouvements religieux, notamment de langue anglaise, et continue, nonobstant les critiques, à utiliser ce que la sociologie de la connaissance appelle rejected knowledge, savoir rejeté. Si des théories profitent à son militantisme, le milieu anti-sectes continue à les utiliser même si elles ont été abandonnées dans la recherche universitaire, dans le cadre de la lutte darwinienne entre théories dont parlait Karl Popper. Il sagit notamment des théories mécaniques du lavage de cerveau à la Margaret Singer, et de lidée que, dans les sectes, la relation personnelle avec un gourou jouerait un rôle principal, alors que, dans des dizaines détudes, des sociologues ont montré que, dans les mouvements les plus importants, qui sont justement les cibles préférées des mouvements anti-sectes, soit il ny a pas de gourou - comme chez les témoins de Jéhovah - , soit la majorité des membres nont jamais rencontré le maître spirituel; dailleurs, la majorité des mouvements ne voient pas diminuer, mais plutôt augmenter le nombre des fidèles dans leur phase post-charismatique, alors que le gourou meurt et est remplacé par une bureaucratie [39].
Il faut toutefois remarquer quil y a très peu duniversitaires spécialistes des nouveaux mouvements religieux en France. Ceux qui ne se consacrent quà ce sujet se comptent sur les doigts dune seule main, alors quil y en a – daprès une évaluation de lAmerican Academy of Religion – au moins deux cents aux Etats-Unis. Le groupe Nouveaux Mouvements Religieux de lAmerican Academy of Religion compte plusieurs membres non américains ou européens, mais il na aucun membre français. On a donc vu protester contre le rapport parlementaire de 1996, parmi les universitaires français, surtout des spécialistes très connus dans dautres domaines, comme lhistoire du christianisme ou lésotérisme. Il est maintenant assez courant dentendre dans les colloques internationaux consacrés aux nouveaux mouvements religieux ou à la liberté religieuse des attaques contre lattitude du gouvernement français, mais ces attaques viennent de chercheurs non français (souvent très autorisés). Ces critiques ont eu plus décho dans dautres pays européens que la France : si la Belgique a adopté en 1997 un rapport parlementaire dinspiration similaire au rapport français, en 1998, une attitude bien plus modérée – et le refus dinclure des listes de sectes - a été adoptée par une deuxième génération de rapports (rapport allemand, rapport suisse sur la Scientologie, rapport Berger proposé au parlement européen –mais non pas voté par celui-ci -, rapport de la Direction générale de la police italienne, rapport suédois, rapport du Canton du Tessin en Suisse). Cest en se référant à ces critiques que la délégation des Etats-Unis à lOCSE a critiqué la France lors de la Réunion dévaluation dapplication des accords de lOCSE de Varsovie (27 octobre 1998), en notant à propos de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes que le nom même de cette mission laisse supposer une confrontation avec les minorités religieuses plutôt que la tolérance, et que les activités du gouvernement français empêtrent à lexcès le gouvernement dans le débat public en matière de sectes et linstallent dans le rôle darbitre religieux [40]. Ces critiques ont été reprises par plusieurs experts et délégations (et d'ailleurs vivement contestées par M. Dénis Barthélemy, secrétaire général de la MILS, qui faisait partie de la délégation française) lors de la "Réunion supplémentaire sur la liberté de religion" organisée par l'OSCE à Vienne le 22 mars 1999. Le rapport du gouvernement suédois sur les nouveaux mouvements religieux (octobre 1998) a commenté de son côté quen France. lEtat dans son ensemble a fait cause commune avec le mouvement anti-sectes [41]. Dans sa page de commentaires de Noël, le Guardian de Londres a écrit: une vague dhystérie se répand dans lEurope francophone à propos des sectes après lépisode du Temple Solaire de 1994. La liberté de croyance en est devenue rapidement une victime dans des pays pourtant démocratiques. Il ne manque pas de groupes anti-sectes heureux doffrir des dénonciations. Quand des hommes politiques saisissent loccasion de se procurer des mérites à bon marché, un cycle de dénonciations et de vexations fait naître des complexes de persécution qui peuvent vraiment transformer des mouvements en sectes paranoïaques [42].
Il faut aussi considérer la liaison entre sectes et extrême droite, quasiment inconnue dans le débat anglophone et très importante dans la représentation collective des sectes en tant que problème en France. Cela a pour conséquence quil est considéré comme politiquement correct en France de soutenir la lutte anti-sectes (alors quil sagirait plutôt du contraire aux Etats-Unis). Des raisons dordre politique contribuent aussi à expliquer (sans en être la seule raison) des prises de position duniversitaires français que, tout en notant les faiblesses du rapport parlementaire de 1996, pensent toutefois quil y ait des raisons pour accorder un certain soutien à la lutte anti-sectes du gouvernement et des associations. Luniversitaire anti-sectes nest certes pas inconnu en milieu anglophone, mais il est un personnage assez rare et très critiqué par la majorité de ses collègues (il suffit de participer à une des réunions annuelles sur la déontologie du groupe Nouveaux Mouvements Religieux de lAmerican Academy of Religion pour sen convaincre). Cette majorité critique, qui marginaliserait toute position anti-sectes militante, nexiste tout simplement pas chez les universitaires français [43].
Il ne sagit pas, bien entendu, de présenter cette majorité duniversitaires internationaux qui critiquent lapproche anti-sectes comme détenteurs de la vérité, et les mouvements anti-sectes comme plongés dans les ténèbres de lobscurantisme, ou vice-versa les activistes anti-sectes comme chevaliers de la vérité et ces universitaires comme amis des sectes naïfs ou corrompus. Des sociologues, quant à eux, ne devraient avoir aucun problème à exercer leur sociologie sur eux-mêmes, et à noter que leur réaction contre les mouvements anti-sectes constitue aussi une protection de leur pouvoir symbolique de définir la méthode de leur science. Sil y a une différence, elle se situe plutôt au niveau de lépistémologie. La science contemporaine - ce qui sapplique également aux sciences humaines - a été définie par Karl Popper et ses élèves comme le lancement continu dhypothèses et de théories susceptibles de falsification, cest-à-dire dont on accepte quelles peuvent être prouvées comme fausses et que cela arrivera tôt ou tard, et quelles seront remplacées alors par des théories nouvelles. Mais ces nouvelles théories ne seront pas à leur tour, par définition, une photographie de la réalité, mais seulement un récit meilleur, une approximation meilleure, sans que le décalage entre théorie et réalité ne puisse jamais être vraiment comblé. Le mouvement anti-sectes, par contre, donne souvent limpression de proposer la vérité (mot quil emploie volontiers et fréquemment) sur les sectes, et, de ce fait même, de se soustraire au processus de falsification continue des hypothèses et des théories qui constitue lépistémologie typique du savoir contemporain.
La différence plus importante entre mouvements anti-sectes aux États-Unis et en France se situe au niveau des relations avec les pouvoirs publics. Alors que, dans ce domaine, tout succès des mouvements anti-sectes américains a été éphémère, pour linstant leurs homologues français semblent traverser une lune de miel avec ladministration. Si déjà en février 1989 une proposition de budget de la Direction départementale des interventions sociales du Département de Loire Atlantique affirmait que les ADFI travaillent en étroite collaboration avec les Renseignements Généraux, essentiels dans leur action [44] - ce qui aurait été difficilement concevable aux États-Unis - linfluence évidente et déclarée des associations anti-sectes sur le rapport de la commission parlementaire de 1996, la reconnaissance de lUNADFI comme association dutilité publique, la proposition que les mouvements anti-sectes puissent se constituer partie civile dans les procès, la circulaire de la Garde des Sceaux du 1er décembre 1998 (qui demande que lADFI et le CCMM soient étroitement associées à la lutte anti-sectes des parquets) [45], les financements publics sont autant de signes (sans pareil dans aucun pays du monde, même si des processus similaires sont en cours en Allemagne et au Japon) du succès de leffort du milieu anti-sectes français détablir des alliances politiques et administratives. De ce point de vue le mouvement anti-sectes en France nest pas en crise, mais plutôt en expansion.
d. Lavenir du mouvement anti-sectes en France
Est-ce que lexpansion du mouvement anti-sectes peut continuer encore dans le futur, ou sagit-il dun processus sauto-limitant comme aux États-Unis? Tout dépend des relations complexes entre les trois rapports que le mouvement anti-sectes établit avec les autres agences intéressées à la définition et à la description des mouvements religieux: les Églises majoritaires, luniversité, les pouvoirs publics. La lune de miel avec les pouvoirs publics continue en France pour deux raisons: le conflit des mouvements anti-sectes avec certaines instances des Églises majoritaires est présent, mais nest pas clairement affiché; il nexiste pas en France un milieu universitaire anti-anti-sectes (comme lappelle Aagaard) aussi important et organisé quaux Etats-Unis, et plusieurs raisons (y compris des raisons dordre politique) sopposent à sa naissance [46]. Certes, il y a des critiques internationales à lencontre de la France (y compris par des gouvernements) ; mais elles ont été jusquà présent ignorées (ce qui na pas été le cas en Allemagne). Si le conflit avec les Églises établies devait devenir plus aigu (ce qui pourrait se produire en France si, par exemple, les associations anti-sectes se laissaient entraîner par leur milieu dans la critique de groupes que la hiérarchie catholique – celle de Rome avant celle de la France - défendrait sans doute avec vigueur, comme lOpus Dei ou le Renouveau charismatique), les pouvoirs publics - et les partis politiques, toujours attentifs au côté électoral de chaque affaire - ne pourraient plus éviter den tenir compte. Il existe toutefois une conception française de la laïcité qui na pas des véritables équivalents en dehors de la France (et de la Belgique).
Dautres conflits pourraient également se produire, notamment sur le terrain de la gestion des anciens membres et des familles des membres des mouvements religieux. Ces conflits sont évidents, par exemple, au Québec, où le Centre dInformation sur les Nouvelles Religions, soutenu par lÉpiscopat catholique, propose une gestion différente de celle des mouvements anti-sectes : il sagit pour les anciens membres de retrouver surtout une identité spirituelle et religieuse, et pour les familles (dans le cadre du Groupe Alliance établi pour elles à Montréal) dapprendre à éviter la controverse, qui risque de favoriser une attitude de refus, de fermeture et dagressivité devant les phénomènes si vastes et si complexes des nouvelles religions, à reconnaître le droit de leur progéniture à lappartenance religieuse de leur choix, à découvrir les aspects positifs de lexpérience de lautre et à accueillir ses interpellations spirituelles. Dans le Groupe Alliance il est clair, comme lexplique le père Richard Bergeron, que même si une nouvelle religion devait savérer peu recommandable et proposer des pratiques préjudiciables à la santé psychique de ladepte, cela ninfirme en rien le droit pour un individu adulte dopter pour elle et ne doit pas entamer lacceptation de lautre ni infirmer son droit à la religion de son choix: ce qui ne veut pas dire que, une fois cette liberté affirmée, on ne puisse poursuivre un dialogue critique même très sévère, mais à un niveau religieux et spirituel [47]. La présence du Groupe Alliance, qui offre dans un cadre catholique ce que le père Bergeron appelle une alternative à lapproche anti-sectes, est lun des éléments qui engendrent un conflit avec les mouvements anti-sectes, notamment sur le terrain de la gestion des parents des membres des nouveaux mouvements religieux, où des milieux catholiques autorisés ne semblent pas prête à reconnaître un monopole à des mouvements laïcs. Ce nest quun exemple du conflit qui peut se produire entre mouvements anti-sectes laïcs, Églises majoritaires et même mouvement contre les sectes chrétiens. Le fait que le Dialog Center International soit très agressif dans ses critiques envers certains mouvements religieux (notamment la Scientologie) nempêche pas son président, Johannes Aagaard, de conclure - en critiquant les mouvements anti-sectes - que la bonne foi, la bona fides, est moins importante que la foi bonne, la fides bona: Cest la qualité de la foi qui compte plutôt que les méthodes, les agissements, les structures [48].
Dailleurs, on ne peut pas exclure une évolution des mouvements anti-sectes eux-mêmes. Aux Etats-Unis, note par exemple le rapport du gouvernement suédois de 1998, le mouvement anti-sectes a développé une attitude plus orientée vers la recherche (mais son influence dans le débat est relativement faible, ce qui nest pas le cas en France). Certains mouvements anti-sectes américains recherchent maintenant un dialogue avec des universitaires pourtant critiqués comme apologistes des sectes . Sils souhaitent vraiment un dialogue fructueux, les mouvements anti-sectes devraient se montrer capables dune analyse autocritique sur le terrain de lépistémologie. Ils devraient être aptes à se reconnaître comme lun des joueurs du match, et non pas comme larbitre; comme partie et non pas comme juge; comme centre démission de théories et dhypothèses destinées, comme toute théorie dans le savoir moderne, à rentrer dans le jeu de la critique et de la falsification plutôt que comme détenteurs dune vérité. A ces conditions, certains mouvements anti-sectes pourraient donner une contribution utile au débat ; même leurs critiques à légard de certains chercheurs pourraient amener ces derniers à reconsidérer leurs conclusions dune façon critique. En France, il semble pour linstant difficile que les mouvements anti-sectes puissent jouer ce rôle positif : ils préfèrent soupçonner plutôt ceux qui critiquent les attitudes gouvernementales dêtre à la solde des sectes, leur discours se limitant souvent à des attaques personnelles. Par contre, dans le monde anglophone, des mouvements anti-sectes se montrent plus intéressés à un dialogue qui, sil demeure difficile, ne devrait pas être considéré comme impossible.
Il serait aussi utile que tous les joueurs de ce jeu - Églises majoritaires, universitaires français et étrangers, mouvements anti-sectes et même pouvoirs publics - se rendent compte que leur activité nest pas vraiment décisive pour lavenir des nouveaux mouvements religieux. Au mieux - ou au pire - , on pourra prévenir certaines tragédies individuelles ou déranger certains groupes plus petits. A la limite, il est possible que - si la France, par extraordinaire, révoquait pour la seconde fois lEdit de Nantes - de nouveaux huguenots décideraient de se réfugier de lautre côté de lAtlantique, en suivant Raël, déjà confortablement installé au Québec où il sera peut-être bientôt suivi par dautres dirigeants français. Mais tout cela changera très peu au cadre général de la postmodernité et de la crise de la raison scientifique moderne, qui produira sans cesse des déplacements de limaginaire religieux, la consolidation de certains mouvements religieux plus grands, la naissance de générations ultérieures de nouveaux mouvements religieux. Il ne faut pas être spécialiste de lhistoire des religions pour savoir que les religions sont rarement arrêtées par les persécutions, dont elles sortent plus souvent renforcées. Les études sur les nouveaux mouvements religieux sous le nazisme en Allemagne et sous le communisme en Russie, montrent que, si des témoins de Jéhovah et autres dévots de Krishna ont pu connaître les horreurs des camps de concentration, leurs mouvements respectifs ont continué à exister et même à prospérer dans la clandestinité. Il est difficile dimaginer la gendarmerie française (ou la Mission interministérielle, ou les Renseignements Généraux) réussir là où la Gestapo ou le KGB ont visiblement fait faillite.
Une fois admis que les nouveaux mouvements religieux sont chez nous pour y rester, un dialogue constructif pourra commencer entre toutes les parties du jeu. Le mouvement anti-sectes français peut penser, fort de sa relation privilégiée avec ladministration, ne pas avoir besoin de ce dialogue aujourdhui. Si la France est en guerre contre les sectes – lexpression est de plus en plus utilisée - , un dialogue nest que collaboration avec lennemi ou ses agents. La France, toutefois, est relativement isolée sur la scène internationalr avec son discours de guerre et de lutte contre des dizaines de mouvements. Dailleurs, ladministration française na pour linstant rien concédé aux demandes de modérations qui viennent surtout des Etats-Unis. La presse française ne donne pas beaucoup dimportance aux critiques internationales contre la lutte anti-sectes du gouvernement, et il est possible que ces critiques ne provoquent pour linstant quune réaction nationaliste et anti-américaine [49].Les mouvements anti-sectes français ne sont pas encouragés par cette attitude de ladministration à adopter un discours plus modéré ; après tout, ils ont eu beaucoup de succès sans jamais employer le langage de la modération [50]. Mais - comme lexpérience des États-Unis le montre – le succès des mouvements anti-sectes nest souvent quéphémère. Quand ce succès sauto-limite, et des difficultés se manifestent, la voie de la modération et du dialogue peut simposer comme une alternative raisonnable ou, plus simplement, comme le moyen dassurer une survivance autrement difficile.
1. Voir la bibliographie in Anson Shupe et David G. Bromley (dir.), Anti-Cult Movements in Cross-Cultural Perspective, Garland, New York-Londres 1994.
2. Voir par exemple James A. Beckford, Cult Controversies, Tavistock, Londres 1985.
3. Voir par exemple James T. Richardson et Barend van Driel, "New Religious Movements in Europe: Developments and Reactions", in A. Shupe - D.G. Bromley (dir.), op. cit, pp. 129-170.
4. Voir Robert Towler (dir.), New Religions and the New Europe, Aarhus University Press, Aarhus et Cambridge 1995; et mon étude "Lévolution du mouvement contre les sectes chrétien 1978-1993", Social Compass, vol. 42, n. 2, juin 1995, pp. 237-247.
5. Pour une discussion de lhistorique de la distinction et une bibliographie, voir mon étude "The Secular Anti-Cult and the Religious Counter-Cult Movement: Strange Bedfellows or Future Enemies?", in R. Towler (dir.), New Religions and the New Europe, op. cit., pp. 32-54.
6. Voir Hank Hanegraaf, Christianity in Crisis, Harvest House, Eugene (Oregon) 1993, et - pour le Dialog Center International - Johannes Aagaard, "A Christian Encounter with New Religious Movements & New Age", Update & Dialog, vol. 1, n. 1 (1991), pp. 19-23.
7. J. Aagaard, op. cit., p. 21.
8. J. Aagaard, op. cit., pp. 21-22.
9. Margaret Singer, "Expert Witness Testimony", George v. ISKCON, 22-75-65 Orange County California Supreme Court, vol. 5 (1985), pp. 452-453.
10. Margaret Singer, "Interview", Spiritual Counterfeits Newsletter, n. 2 (mars-avril 1984), pp. 6, 12.
11. William M. Alnor et Ronald Enroth, "Ethical Problems in Exit Counseling", Christian Research Journal, vol. 14, n. 3 (1992), pp. 14-19.
12. Jacques Trouslard, "Une secte se caractérise par sa nocivité", interview par Félix Chiocca, Témoignage Chrétien, 26 janvier 1996.
13. Voir mes études : "Lévolution du mouvement contre les sectes chrétien 1978-1993", op. cit.; "The Secular Anti-Cult and the Religious Counter-Cult Movement: Strange Bedfellows or Future Enemies?", op. cit.
14. Ppour une vue densemble de ces positions, voir Anson Shupe et David G. Bromley, "The Modern North American Anti-Cult Movement 1971-1991: A Twenty-Year Retrospective", in A. Shupe - D.G. Bromley, Anti-Cult Movements in Cross-Cultural Perspective, op. cit., pp. 3-31.
15. Voir David G. Bromley et Bruce Bushing, "Understanding the Structure of Contractual and Covenantal Social Relations: Implications for the Sociology of Religion", Sociological Analysis, vol. 49 (décembre 1988), pp. 15-32.
16. A. Shupe - D.G. Bromley, op. cit., p. 4.
17. Ibid., p. 9.
18. Voir sur ce point James T. Richardson, "Une critique des accusations de lavage de cerveau portées à lencontre des nouveaux mouvements religieux. Questions déthique et de preuve", in Massimo Introvigne - J. Gordon Melton (dirs.), Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, 2e éd., Dervy, Paris 1996, pp. 85-97.
19. Anson Shupe et David G. Bromley, "The Deprogrammer as Moral Entrepreneur", relation présentée au colloque annuel de lAmerican Academy of Religion, San Francisco 1981.
20. Voir J. Gordon Melton, The Modern Anti-Cult Movement in Historical Perspective, The Institute for the Study of American Religion, Santa Barbara 1995, p. 14.
21. Le texte complet de larrêt est publié sur la page Internet du CESNUR: https://www.cesnur.org/Scott.htm
22. Il ne sagit donc pas dune simple "victoire" de la Scientologie, comme le montre le texte complet de larrêt, publié sur la page Internet du CESNUR: https://www.cesnur.org/Scott.htm
23. Francis Schull, "Létonnante histoire dun patron mooniste", LAurore, 27 janvier 1976.
24. Voir louvrage — où lon trouvera des affirmations plutôt extrêmes - de lavocat et témoin de Jéhovah, Christian Paturel, Sectes, religion et liberté publique, La Pensée Universelle, Paris 1996.
25. Jordi Bell, "Jai été déprogrammé", BULLES. Bulletin de Liaison pour lÉtude des Sectes, n. 4 (4e trimestre 1984), pp. 12-14
26. Claire Champollion, "Où lon parle ouvertement de deprogramming. Rencontre dArlington (U.S.A.)", ibid., pp. 9-12 (p. 10).
27. Margaret Singer, "Adeptes et ex-adeptes: approche dune psychologue américaine", ibid., pp. 3-6.
28. Les Cahiers Rationalistes, décembre 1980.
29. Ibid., n. 464.
30. Michèle Mat-Hasquin, Les sectes contemporaines, 2e éd., Éditions de lUniversité de Bruxelles, Bruxelles 1983, p. 84.
31. Michel Monroi, "Les dangers des sectes. Comment les reconnaître. Comment sen protéger", in CCMM - Centre Roger Ikor, Les Sectes: état durgence, Albin Michel, Paris 1994, pp. 275-302 (p. 278).
32. Ibid., p. 72.
33. Voir James Roberts, "Happiness Ginseng from Earth-Conquering Moonies", Far Eastern Economic Review, 23 juin 1978, pp. 58-60; J.A. Beckford, op. cit.; Anson Shupe, Bert L. Hardin et David G. Bromley, "A Comparison of Anti-Cult Movements in the United States in Germany", in Eileen Barker (dir.), Of Gods and Men: New Religious Movements in the West, Mercer University Press, Macon (Georgia) 1983, pp. 177-193.
34. Voir son ouvrage Sectes. Une affaire d'Etat, L'Archer, La Ferté Saint-Aubin 1999.
35. Jean-Marie Abgrall, La Mécanique des sectes, Payot, Paris 1996, pp. 296-297.
36. Le Docteur Abgrall ne renonce pas dailleurs à jouer à lhistorien ou au sociologue amateur, avec des affirmations parfois déconcertantes dans un ouvrage où il dit avoir "voulu observer la plus grande rigueur, voir la plus sévère technicité" (ibid., p. 10). On y lit par exemple que "le nazisme a nourri ses thèmes à la source du Golden Dawn" (ibid., p. 24) - thèse refusée depuis plusieurs années par tous les spécialistes soit des aspects ésotériques du nazisme, soit de la Golden Dawn - et même que Jésus Christ serait "issu" des esséniens (ibid., p. 23). Le fait quil appelle "un certain Delancre" le plus important juge français des procès de sorcellerie (ibid., p. 50) montre que lhistoire de la magie nest pas le fort du bon docteur. Ni, dailleurs, lhistoire du christianisme, où - à lévidence peu informé sur les complexités de la situation pentecôtiste, notamment en Amérique Latine - il imagine lexistence dune "Église pentecôtiste" et affirme que lÉglise universelle du règne de Dieu "succède à lAssemblée de Dieu [sic] et à lÉglise quadrangulaire", alors que les deux dernières dénominations sont parmi les plus fortes critiques de lÉglise universelle. Sil est vrai que lÉglise universelle du pasteur Macedo au Brésil a une certaine influence politique (du fait même de son succès), simaginer que "elle forme la garde rapprochée du président péruvien Fujimori, en même temps que celle du président du Guatemala" signifie confondre des mouvements de mouvance pentecôtiste et fondamentaliste assez divers entre eux (ibid., p. 53), et montre le goût du Docteur Abgrall pour les théories du complot.
37. Secrétariat général de la Conférence épiscopale, LÉglise catholique et les sectes, document du 8 février 1996, La Croix, 10 février 1996.
38. Madame Jeanine Tavernier, présidente de lUNADFI, déclarait en 1996 que les "prises de position en faveur de certaines sectes" de Monseigneur Vernette "lui ont fait perdre tout crédit" (Félix Chiocca, "Des spécialistes complaisants avec les sectes", Témoignage Chrétien, 21 juin 1996).
39. Voir Timothy Miller (dir.), When Prophets Die. The Post-Charismatic Fate of New Religious Movements, State University of New York Press, New York 1991. Sur les "gourous", il est intéressant de lire louvrage du psychiatre anti-sectes anglais Anthony Storr, Feet of Clay. A Study of Gurus, Harper Collins, Londres 1996, qui montre bien comment, en adoptant le point de vue des mouvements anti-sectes laïcs, il est impossible de distinguer entre anciennes et nouvelles religions. Ayant proposé un modèle du gourou fondé sur une attitude de manipulation mentale et de totalitarisme au service de croyances incroyables, Storr donne comme exemples Gurdjieff et Rajneesh, mais aussi saint Ignace de Loyola et Jésus, et même Freud et Jung. A propos du christianisme, Storr affirme que "la naissance virginale, la résurrection, limmortalité de lâme et la résurrection du corps sont autant de doctrines qui, pour être partie intégrantes de la foi chrétienne, ne sont pas moins incroyables pour un sceptique dorientation biologique que les croyances de Gurdjieff sur la lune ou de Steiner sur les entités cosmiques. Sil y avait seulement cent croyants chrétiens dans le monde, nous les considérerions comme des excentriques tout comme ceux qui sont convaincus que toutes les affirmations de Gurdjieff ou de Steiner ne sont que la pure vérité" (ibid., p. 204).
40. Le texte complet du document américain en traduction française se trouve dans la page Internet du CESNUR: https://www.cesnur.org/USGov_fr.htm
41. In Good Faith: Society and the New Religious Movements, résumé officiel en anglais du rapport suedois, texte dans la page Internet du CESNUR: https://www.cesnur.org/swedish.htm
42. "Religion is a Right — It Has to Be Fought For", The Guardian, 24 décembre 1998, texte dans la page Internet du CESNUR: https://www.cesnur.org/Guardian.htm
43. Voir sur ce point Françoise Champion - Martine Cohen (dirs.), Sectes et démocratie, Seuil, Paris 1999.
44. Département de Loire Atlantique, Direction départementale des interventions sociales, Propositions pour le budget primitif 1989, 3 février 1989.
45. Texte de la circulaire dans la page Internet du CESNUR: https://www.cesnur.org/guigou.htm
46. Voir sur ce point Émile Poulat, "Le savant, le politique et le secouriste", in Massimo Introvigne et J. Gordon Melton (dirs.), Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, op. cit., pp. 59-62.
47. Voir Richard Bergeron, "Une alternative à lapproche anti-sectes: le Groupe Alliance (récit dune expérience)", ibid., pp. 221-230.
48. Johannes Aagaard, "A Critical Learning Process: Theological Studies of Religion", Spirituality in East and West. Update & Dialog, n. 2 (1996), pp. 16-19 (p. 19).
49. Voir, à ce sujet, les critiques à légard des Etats-Unis de M. Alain Vivien président de la Mission interministérielle, dans linterview de Claude Castelnau, "Une liberté sous contrôle", Réforme, n. 1797 (19 novembre 1998), p. 7.
50. Même des chercheurs français qui reconnaissent la légitimité de la "logique militante" des mouvements anti-sectes (une position moins commune dans le monde anglophone) s'interrogent sur l'attitude de certaines institutions françaises qui les considèrent comme leur seule source d'information. Certes, écrivent François Champion et Martine Cohen, "on ne saurait donc exiger d'eux l'objectivité, car ce serait leur demander de renoncer à leur militance même". "Et il est de bonne guerre qu'un groupe de pression veuille persuader l'opinion que son engagement est indiscutable. Il est en revanche dommageable que, non seulement l'opinion publique, mais également des éducateurs et divers responsables en matière d'éducation, de loisirs des jeunes, de travail social, ainsi que des 'politiques', prennent les associations anti-sectes comme unique informateur (les politiques s'appuyant aussi sur les Renseignements généraux). Sur tous les autres sujets, ou presque, on ne voit pas l'opinion, la presse ou les responsables concernés prendre pour argent comptant les informations et les analyses des groupes de pression" ("Introduction. Les sectes: un problème social passionnel et complexe", in F. Champion et M. Cohen [dirs.], Sectes et démocratie, op. cit., pp. 7-55 [pp. 13-14]).
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