Des sectes : de la rumeur aux valeurs

Liliane VOYE

Janvier 1999

 

En France et en Belgique notamment, des Commissions Parlementaires ont été récemment mises en place en vue d'investiguer sur les agissements des "sectes" [1]. Ce sont les rapports produits par ces Commissions que nous voudrions très brièvement analyser et commenter ici.

D'emblée, une remarque s'impose : ces Commissions et les rapports qu'elles ont produits parlent des "sectes". Cette désignation appelle deux commentaires : d'une part, le concept n'est pas ou est partialement défini dans les rapports de ces commissions et, en tout état de cause, la définition retenue, lorsqu'elle existe, fait fi des travaux scientifiques qui se sont efforcé d'analyser ce phénomène; d'autre part, et malgré les dénégations qu'ils contiennent, ces rapports emboîtent le pas à la suspicion générale dont les dites "sectes" sont l'objet et que les médias entretiennent largement. Cette double remarque n'est pas sans importance. En effet, alors que nous ne voulons en aucun cas nier le caractère dangereux de certaines "sectes" et les pratiques répréhensibles que d'aucunes exercent, il nous semble inopportun, voire inacceptable de pratiquer l'amalgame : toutes les "sectes" ne sont pas le Temple Solaire ou Aum, for heureusement ! Et il est regrettable que ce soit toujours ces exemples et quelques autres, ayant eux aussi provoqué des morts, qui soient mis en exergue, faisant régner la confusion dans les esprits en y entretenant l'idée que, tôt ou tard, toutes les sectes conduisent à de telles extrémités. Avec la même vigueur que celle que nous mettons à récuser un tel amalgame, nous voulons aussi souligner combien il est essentiel que les "sectes", bien sûr, respectent scrupuleusement toutes les lois des pays où elles sont présentes. Il nous paraît en outre important de veiller à ce qu'elles déclinent spontanément leur identité et leur but dès lors qu'elles entreprennent des actions de prosélytisme. Il est tout aussi essentiel qu'elles garantissent à leurs membres la liberté d'adhésion et de résiliation et qu'un contrôle soit exercé sur les conditions de vie (santé, enseignement, …) des enfants mineurs dont les parents sont membres de "sectes". Si la liberté de religion est un des droits reconnus à l'homme et si, dans nos pays, elle est en outre un droit constitutionnellement sanctionné, elle ne peut s'exercer au mépris d'autres droits. Et c'est d'ailleurs ce que la plupart des dites "sectes" non seulement admettent mais aussi revendiquent et appliquent.

Et pourtant, celles-ci se voient accusées de toute une série de délits plus ou moins graves, que les rapports énumèrent. Voyons précisément quels sont les reproches majeurs et les accusations principales qui sont adressées aux "sectes".

1. Les accusations adressées aux sectes

Trois types de danger semblent résumer les reproches que les rapports adressent aux sectes.

Le danger qu'elles représentent pour les individus constitue un premier ensemble de critiques. Ce danger est, en effet, présenté sous diverses facettes dont cinq apparaissent particulièrement récurrentes. Les sectes sont tout d'abord décrites comme constituant un danger pour l'individu au plan économique, et ce sous différentes formes : par exemple les adeptes sont appelés de façon plus ou moins contrainte à prester pour la secte du travail bénévole, travail qui en outre ne bénéficie d'aucune couverture sociale. Les membres sont également astreints à payer à la secte une sorte de dîme et à acheter à prix élevé les services, publications et cours recommandés voire imposés. Certaines sectes pratiquent aussi la captation d'héritage. Outre ces dangers économiques qu'elles font courir à leurs membres, les sectes sont dites aussi représenter pour ceux-ci un danger physique; celui-ci s'explique de diverses manières allant de l'interdiction du recours à la médecine officielle jusqu'aux violences physiques, en passant par le caractère spartiate des conditions de vie (lever matinal, restrictions alimentaires, nombre d'heures de travail, …). Autre danger dont sont porteuses les sectes : un danger psychique qui, lui également, s'exprime selon diverses modalités. L'endoctrinement, la déstabilisation et la manipulation mentales sont reprochées à la plupart d'entre elles avec d'autant plus de vigueur qu'elle sont dites s'en prendre de préférence à des personnes fragilisées, perturbées par des événements familiaux et/ou professionnels ou présentant des facteurs de personnalité qui en font des proies faciles pour les zélateurs des sectes. En outre, elles sont dites entraver le respect de la vie privée de leurs membres, par exemple, en violant le secret des lettres ou celui des confidences consenties lors de pratiques se prétendant thérapeutiques. Et elles transforment progressivement la personnalité de leurs membres en leur imposant d'autres modes alimentaires, vestimentaires, relationnels,  que ceux qui caractérisent la société ambiante. Certaines en outre isolent leurs membres de toute vie collective extérieure à la secte elle-même. Elles les coupent du monde extérieur, par exemple, en leur interdisant certaines lectures ou certaines émissions de télévision ou en suscitant chez leurs membres d'autres modèles de référence et d'autres systèmes d'attente. Cette affirmation conduit à l'énoncé d'un cinquième type de danger : les sectes perturbent, désorganisent, voire brisent la vie familiale : rupture de couples, mariages arrangés visant à l'endogamie, incitation au divorce, éloignement et embrigadement des enfants, sans parler de pédophilie, d'inceste, de viol par les "gourous", … telles sont certaines accusations que les rapports parlementaires font peser sur les "sectes".

Dangereuses pour les individus, les sectes le sont aussi pour la société dans son ensemble et, plus précisément, pour la démocratie. Ainsi le rapport belge affirme-t-il que "les sectes sont des chancres qui menacent l'Etat de droit. Elles abusent de la tolérance inhérente au régime démocratique pour détruire celui-ci" (p171). Divers indicateurs sont avancés pour asseoir cette accusation. Certaines d'entre elles, disent les rapports, incitent à l'incivisme en prônant le refus du service militaire ou celui du vote. Les caractéristiques soulignées des sectes - leader charismatique, pensée dogmatique récusant toute critique, élitisme, … - amènent certains à suspecter des liens entre les sectes et l'extrême-droite et à les assimiler à des mouvements fascistes et au nazisme - dont les faits, discours et gestes fascineraient, disent certains, plusieurs "gourous". Les sectes sont également accusées de compromettre la liberté de presse dans la mesure où les journalistes qui dénoncent leurs méfaits sont inquiétés et menacés par elles de diverses façons. Autre accusation pesant sur les sectes: elles portent atteinte à l'ordre socio-économique et elles causent préjudice au Trésor public en pratiquant l'évasion fiscale, le blanchiment d'argent, et l'escroquerie, en faisant travailler bénévolement leurs adeptes et en se constituant en fausses associations loi de 1901 (France) ou ASBL (Belgique). Un autre reproche très fréquemment adressé aux sectes est celui ayant trait à leurs efforts d'infiltration des milieux influents - politique, militaire, économique, judiciaire et policier, scolaire, scientifique et artistique - de façon à asseoir leur influence collective et à s'assurer des alliés et des protecteurs. Il est enfin parfois reproché aux sectes ou tout au moins à certaines d'entre elles de constituer une menace pour la paix mondiale (par exemple dans la mesure où elles sont dites avoir réussi à se procurer des codes militaires secrets) et de menacer directement les Etats par les réseaux internationaux qu'elles entretiennent, notamment par l'usage d'Internet.

Menace pour l'individu, pour la société, l'Etat et la démocratie, les sectes sont enfin globalement perçues comme étant des groupes cherchant à camoufler, derrière la respectabilité religieuse, des objectifs illégitimes économiques et politiques, à savoir l'enrichissement du "gourou" et des leaders et l'établissement d'un nouvel ordre mondial placé sous l'autorité de ceux-ci.

Telles sont donc, brièvement synthétisées ici, les principales critiques adressées aux "sectes" par les Commissions parlementaires. Elles appellent quelques commentaires.

2. Commentaires

Revenons tout d'abord sur le concept de "sectes" utilisé par ces rapports. Etymologiquement, celui-ci n'a en soi aucune connotation particulière : il vient de termes latins, signifiant "couper" (secare) ou "suivre" (sequire) - les experts acceptant les deux filiations. Historiquement toutefois, le concept de "sectes" a été utilisé par les Eglises en place pour désigner des mouvements de dissidence qui s'éloignaient, se coupaient et s'opposaient à elles de l'une ou l'autre manière. C'est ainsi que l'Eglise catholique a désigné ses dissidences protestantes et que, plus tard, les "sectes" protestantes majeures devenues elles-mêmes "Eglises" ont désigné les autres mouvements protestants. On peut donc aisément comprendre par là qu'une connotation négative accompagne désormais le concept - les Eglises l'ayant employé pour stigmatiser des tendances et des groupes qui en contestaient certains aspects et qui, pour la plupart, reprochaient à ces Eglises de s'être éloignées de la pensée de leur fondateur. On peut aussi comprendre par là la différence majeure que, prenant pour référence la situation historique européenne, le sociologue Troeltsch propose de retenir pour distinguer églises et sectes : alors que les premières s'inscriraient dans le monde, les sectes chercheraient à s'en couper pour en dénoncer les erreurs. L'opposition ne peut surprendre dans la mesure où l'on se souvient que les Eglises - et, en l'occurrence dans nos pays, l'Eglise catholique - étaient les alliées du pouvoir politique en place (les rois de France n'étaient-ils pas dits "de droit divin" et sacrés par un évêque ?); les dissidences sectaires étaient donc perçues comme les ennemis non seulement de l'Eglise dont elles prétendaient se séparer pour lui manifester leurs critiques mais aussi du pouvoir politique que soutenait cette Eglise, pouvoir qui prétendait représenter et guider la société et se préoccuper du bien-être de celle-ci. Se couper de cette Eglise et s'y opposer, c'était donc aussi se couper et s'opposer au pouvoir politique et à la société. Cette connotation négative est ainsi restée collée au concept de secte et se voit amplement reprise par les Commissions qui, spontanément et même sans explicitement le vouloir, adoptent le sens couramment donné à ces mouvements. Ainsi, à partir, nous venons de le voir, d'une situation historique particulière, tous les mouvements qui - à tort ou à raison - revendiquent un caractère religieux qu'ils prétendent exprimer en dehors des composantes associées à la religion dominante dans une société, se voient-ils d'emblée désignés sous le terme de secte, avec tout le côté négatif et suspect dont celui-ci a hérité.

Certes, à certains moments, les Commissions vont préciser qu'elles s'intéressent aux (seules) sectes "dangereuses" ou "nuisibles". Mais lorsque l'on considère les listes que ces Commissions ont établies, force est de constater deux choses : les "critères de dangerosité" pris en compte sont, à divers titres, discutables, tout comme l'est le fondement de certaines déclarations de témoins.

Voyons tout d'abord les critères de dangerosité - en soulignant, une fois encore, qu'il n'est pas question ici de prendre la défense des sectes représentant effectivement un danger quel qu'il soit. Nous n'allons pas les passer tous en revue mais simplement nous arrêter sur quelques uns d'entre eux pour montrer les difficultés qu'ils soulèvent. Prenons le critère de "manipulation mentale" : comment la repérer et en mesurer l'impact si ce n'est à partir de déclarations de personnes disant avoir subi elles-mêmes de telles pratiques ou connaître des personnes de leur entourage ayant été victimes de celles-ci. Nous reviendrons sur cet aspect en parlant des témoins entendus. Nous voudrions ici nous en tenir à une autre remarque. Certes, la manipulation mentale peut exister mais pourquoi ne croire que les personnes se plaignant de telles pratiques et n'accorder aucune audience à celles qui disent avoir adhéré de leur plein gré à la secte et s'y trouver bien. Pourquoi ne voir dans ces dernières déclarations qu'une preuve de plus d'une manipulation réussie ?! Une comparaison s'impose à ce même propos : que fait la publicité, tant commerciale que politique, sinon tenter d'orienter des choix et donc manipuler ? Si certaines "manipulations mentales" des sectes ont pu conduire certains à la mort, la publicité qui incite à des achats qui endettent n'est pas, elle non plus, sans responsabilité. Dire qu'il y a d'autres acteurs que les sectes qui peuvent pratiquer la manipulation mentale n'excuse certes pas ces dernières mais souligne simplement la différence de traitement : on sait que le tabac cause annuellement la mort de milliers de personnes mais on voit les difficultés auxquelles se heurte la proposition européenne d'interdiction de la publicité en la matière, difficultés qui surgissent notamment du côté des acteurs politiques, … "manipulés" - si nous osons dire - par le lobby des industries du tabac qui, par exemple, menacent de ne plus sponsoriser des manifestations sportives, créant ainsi des difficultés économiques à celles-ci et aux régions qui les organisent et mécontentant les supporters et amateurs qui risquent de se voir privés du spectacle de leur sport favori. Or ce mécontentement et les difficultés économiques d'une région risquent de se répercuter sur les choix des électeurs - aspect qui contribue aussi à faire pression sur les acteurs politiques. Les "manipulations mentales" existent bel et bien dans divers domaines de notre existence; elles interviennent à des degrés divers mais elles ont toujours des objectifs idéologiques et/ou économiques et elles ont toutes à être dénoncées et poursuivies de la même manière.

Cette différence de traitement concerne aussi les fraudes fiscales, les ASBL et associations loi de 1901 bidons, … De telles pratiques ne sont pas spécifiques aux sectes ou à certaines d'entre elles : elles concernent aussi des entreprises, des partis politiques, … Nombre d'affaires récentes en témoignent. Cependant, dans ces autres cas, ce sont les personnes directement responsables qui sont mises en cause, et non toute l'entreprise ou tout le parti. Si faute il y a, il s'agit de la sanctionner mais une fois encore de le faire partout de la même façon.

Un dernier exemple : la désorganisation des familles est aussi présentée comme un critère de dangerosité des sectes. Sans doute une famille dont un membre entre dans une secte peut-elle être d'emblée perturbée et elle l'est d'autant plus que les sectes ont mauvaise réputation. Mais nous connaissons un prêtre catholique que sa famille, athée militante, refuse de voir depuis qu'il lui a déclaré sa vocation, et nous connaissons des parents qui ont rompu avec leurs enfants ayant fait un choix professionnel ou conjugal qu'ils n'acceptaient pas … Quant au fait que les sectes détruiraient certains couples notamment parce qu'elles demandent que leurs membres leur consacrent trop de temps - ainsi que l'ont déclaré divers témoins - , là non plus, elles ne sont pas les seules : les intenses engagements politiques, syndicaux, sportifs ou autres peuvent aussi conduire à des ruptures et à des perturbations familiales.

On le voit : les rapports accusent "les sectes" en général sur base d'éléments qui ne sont pas imputables à toutes les sectes mais le sont seulement à certaines d'entre elles, et qui ne sont pas spécifiques aux sectes mais sont aussi le fait d'autres groupes et milieux. D'autre part, de la "faute" de certains leaders et membres sont déduits la culpabilité et le danger de toute la secte alors que de telles extrapolations ne sont pas faites dans d'autres cas. Ce que nous voulons mettre ici en cause, ce n'est pas la volonté de sanctionner les fautes, irrégularités, délits commis par les sectes - au contraire - mais c'est le caractère discriminatoire de cette volonté qui veut punir chez les sectes ce qu'elle tolère ailleurs.

Il est un autre aspect du travail des Commissions qui pose question : celui du choix des témoins qui ont été entendus. Pour la France, on n'en connaît le statut que par des "fuites" puisque la Commission a voulu travailler dans le secret; pour la Belgique, par contre, on connaît les témoins qui ont été entendus : si le nom de chacun n'est pas toujours révélé, leur statut est toujours mentionné. On sait ainsi que sur 58 témoins entendus, il y avait 14 ex-membres ou personnes appartenant aux familles de membres ou d'ex-membres, 6 représentants d'associations de défense de la famille et de l'individu - soit 20 personnes dont on pouvait attendre un discours anti-sectes. Si celui des familles peut clairement se comprendre à partir de la souffrance ressentie par celles-ci, quel que soit le fondement de cette souffrance, et quel que soit le respect du à celle-ci, on ne peut s'empêcher de faire remarquer que ces témoignages sont d'abord de type émotionnel et que, comme tels, ils ne sont pas nécessairement objectifs. On peut comprendre qu'une famille s'inquiète de voir un de ses membres entrer dans une secte dont elle entend dire tant de mal ou autour de laquelle plâne une telle suspicion mais, précisément, cette inquiétude ne peut qu'altérer l'objectivité et risque de conduire à des interprétations d'emblée négatives de tous les faits et gestes du membre. Celui-ci, sentant alors le désaveu plus ou moins radical dont lui-même et sa "secte" sont l'objet de la part de sa famille, va parfois de façon plus ou moins brutale rompre avec celle-ci - ce qui va conforter le jugement négatif de la famille et boucler le cercle vicieux de la stigmatisation.

Si l'on peut comprendre de telles réactions de la part des familles, on peut aussi comprendre les réactions critiques des ex-membres ou tout au moins de certains d'entre eux. D'aucuns peuvent avoir souffert de leur appartenance à une secte. Tel est sans doute le cas des personnes ayant appartenu à des sectes - elles sont largement minoritaires - coupables de violences ou de sévices sexuels; tel est aussi le cas de personnes déçues de la secte où elles sont entrées et à laquelle elles ont peut-être consacré beaucoup de temps et d'argent dans l'espoir d'atteindre un objectif qui ne s'est pas réalisé. Nous pensons ici aussi en particulier à certains enfants devenus membres de sectes par la volonté de leurs parents et qui, à un moment donné, veulent prendre distance et même sortir d'un mouvement au sein duquel ils ont le sentiment d'être contraints, de ne pouvoir s'épanouir, … Une telle décision n'est certainement pas simple pour eux … comme ne l'était pas, pour notre génération, le fait de cesser d'assister à la messe dominicale dans des familles qui avaient toujours pratiqué et qui ne concevaient pas qu'il puisse en être autrement; la décision était lente à se voir concrétisée et ne le devenait pas sans traumatisme ni parfois sans conflits pouvant être durs avec la famille. A côté de ces souffrances bien réelles, les ex-membres qui ont eux-mêmes à un moment donné choisi d'entrer dans une secte peuvent aussi éprouver un besoin de rationaliser leur départ : il n'est jamais simple de reconnaître que l'on s'est trompé; dès lors, plutôt que d'endosser la responsabilité de ses propres actes, on peut avoir tendance à imputer celle-ci au mouvement. Ainsi connaissons nous nombre d'ex-prêtres catholiques qui expliquent leur renoncement au sacerdoce non pas en reconnaissant que, contrairement à ce qu'ils avaient cru, il n'avaient pas la vocation, mais bien en invoquant la déception qu'ils ont ressentie en travaillant pour une Eglise qui ne correspondait pas à leurs attentes. Pas plus que leurs familles, les ex-membres ne sont pas des témoins objectifs. Cela ne signifie certes pas qu'ils ne doivent pas être entendus mais simplement qu'à côté d'eux, il eut été utile d'entendre des membres qui sont restés dans les sectes et qui s'en trouvent bien. Or, la Commission belge - parlons d'elle seulement puisqu'elle seule a le mérite d'identifier ouvertement ses sources - n'a entendu que 11 membres ou représentants de sectes, et ce, à la demande expresse de ces dernières et non de sa propre initiative. Par ailleurs, autant les déclarations négatives des ex-membres sont prises d'emblée comme autant de faits dignes de foi, autant les paroles positives des membres se voient suspectées d'être le résultat d'une manipulation mentale qui, comme telle, les inscrits au débit des sectes.

Ajoutons une chose encore concernant les témoins "à charge" : si la relation qu'ils font des délits des sectes repose dans certains cas sur des faits vécus personnellement ou par leurs proches, très souvent les critiques et accusations avancées se fondent sur des "on dit", les déclarations des témoins, relatées textuellement, étant précédées d'expressions telles que "il paraîtrait …, il semblerait …, j'ai entendu dire que …, … ". Quelle crédibilité accorder à de telles allégations non prouvées et que ne confirment pas les instances officielles compétentes appelées à en attester - comme c'est très largement le cas ? Force est à nouveau de constater, à la lecture des rapports, que non seulement ces allégations sont largement prises pour argent comptant mais que le fait que les instances officielles ne les ratifient pas se voit relu comme un indicateur de l'infiltration de celle-ci par les sectes, infiltration qui est alors relue comme expliquant le silence, voire la complicité de ces instances.

Venons-en précisément maintenant aux témoins représentant les instances officielles. A leur propos, un constat s'impose : les rapports, tout come le travail des Commissions que ceux-ci relatent, criminalisant d'emblée les sectes. En effet, un grand nombre de témoins de ce type qui ont été entendus proviennent de la police, de la sûreté, des renseignements généraux, …  chose qui d'emblée stigmatise ces groupes et ouvre la porte à toutes les fabulations possibles, laissant suspecter les agissements les plus graves et les plus dangereux, chose qu'a encore accentué, en France, le caractère secret des travaux de la Commission. Certes, une fois encore, nous ne récusons nullement le caractère dangereux de certaines sectes mais nous estimons qu'il est illégitime de ne les aborder que sous un angle policier et judiciaire et de contribuer ainsi à renforcer le climat négatif qui les entoure.

Parmi les témoins, les Commissions ont également entendu des psychiâtres et des psychothérapeutes, lesquels ont rapporté l'état de détresse de leurs clients, rescapés de sectes. Nous ne doutons pas de la chose : indépendamment de toute menace que peuvent parfois brandir celles-ci sur les membres qui les quittent, nous avons déjà souligné combien sortir de tels groupes peut être traumatisant et nécessiter une sorte de long processus de deuil rendant utile le recours à de tels experts. Il convient toutefois à ce propos de reconnaître deux choses : comme le disait lui-même récemment dans une émission de télévision un de ces experts, ceux-ci n'entendent, par définition, que des personnes qui vivent un problème. Les "membres heureux" - et il y en a beaucoup ! - ne vont pas chez le psychiâtre, lequel a donc une vision très partielle du phénomène. D'autre part - et ce même expert le soulignait lui-même - tous les ex-membres ne rencontrent pas des problèmes qui les amènent chez un psychothérapeute car d'autres facteurs que lesdifficultés éprouvées dans la secte et liées au départ de celle-ci peuvent contribuer à expliquer le malaise ressenti par certains; et d'évoquer notamment le type de famille, dont le caractère autoritaire - entendu au sens scientifique du terme - peut s'avérer au moins aussi responsable des troubles ressentis par l'ex-membre que ne peut l'être la secte avec ses exigences et ses pratiques. Quoi qu'il en soit, il nous reste un point à souligner à propos des témoins - psychothérapeutes : leur témoignage est certes important et hautement requis mais on ne peut extrapoler ni induire, à partir de ces cas individuels malheureux, que tous ces mouvements sont dangereux pour l'équilibre et la santé psychiques de leurs membres. L'écoute de certains de ceux-ci montre en fait qu'ils sont nombreux, au contraire, à avoir trouvé dans ces sectes un équilibibre qui, avant, leur faisait plus ou moins défaut. Mais là encore, l'évocation de tels entretiens conduit trop facilement les Commissions à réinterpréter ceux-ci en termes de manipulation et donc à les discréditer d'emblée.

A côté de tous ces témoins à charge, les Commissions ou plutôt la Commission belge - puisque la Commission française n'a pas officiellement révélé ses sources (nous savons néanmoins qu'elle n'a pas consulté des scientifiques et, notamment des sociologues spécialisés dans le champ des religions et des sectes) - a entendu quelques témoins qui sans nécessairement et automatiquement s'inscrire à décharge ont tenté de proposer une analyse plus nuancée du phénomène. Outre, nous l'avons dit, quelques membres et représentants de sectes, entendus à leur demande et qui, bien sûr, ont récusé toutes les accusations qui leur étaient imputées, la Commission belge a aussi auditionné certains scientifiques connus pour leur compétence en la matière. Ceux-ci ont, d'une part, montré les parallélismes existant entre certaines pratiques des Eglises reconnues et des sectes et, d'autre part, cherché à récuser l'amalgame qui fait de toutes les sectes des groupes dangereux et de tous les membres de celles-ci des victimes manipulées. Mais leurs témoignages se sont heurté à l'incompréhension de la Commission qui n'a vu en eux que des "défenseurs des sectes" et non des témoins cherchant à présenter sereinement les résultats d'analyses scientifiques conduites comme toutes celles-ci avec la plus grande objectivité possible. Ainsi, alors que des allégations non vérifiées reposant souvent sur des "on dit", non attestées par les instances compétentes et portées par des personnes émotionnellement impliquées, recevaient le plus souvent sans hésitation l'adhésion des Commissions, les rapports de scientifiques notoires se voyaient reçus avec scepticisme, sinon avec suspiscion : dès lors que ces témoins ne condamnaient pas en bloc et d'emblée et qu'ils tentaient d'offrir des éléments d'analyse et de compréhension, ils étaient suspectés sinon de compromission avec les sectes, du moins d'un manque d'esprit scientifique c'est-à-dire d'un renoncement à la pensée rationnelle.

2.4. Une critique de la non-rationalité

Nous touchons précisément là un quatrième commentaire que nous a suggéré l'analyse des rapports des Commissions parlementaires française et belge sur les sectes. En effet, de façon particulièrement explicite dans le rapport français mais également présente dans le rapport belge, la critique d'absence de rationalité se voit à diverses reprises adressée aux sectes et aux personnes qui croient en leurs messages, en leurs techniques, en leurs promesses. D'emblée, soyons clair : les sectes prétendent - à tort ou à raison - s'inscrire dans le champ religieux et, comme telles, il va de soi qu'elles s'écartent de la rationalité formelle : le religieux suppose des croyances et la vigueur de celles-ci ne repose pas sur la démonstration technique qui peut être faite de leur bien fondé. Croire en la réincarnation n'est ni plus ni moins rationnel que croire en la résurrection des corps, comme le propose l'Eglise catholique … Avec le religieux, on n'est pas dans le registre de la rationalité qui conduit à démontrer l'efficacité de moyens mis en oeuvre pour atteindre un but spécifique et à attester de leur caractère reproductible et analytiquement explicable. On est dans le registre de la foi. Or, précisément, ce registre peut gêner une société qui, depuis, les Lumières, a prétendu réduire et éliminer tout ce qui apparaît comme échappant à la connaissance et à la maîtrise de l'homme. A un degré plus ou moins marqué (dans la mesure où certaines d'entre elles s'efforcent de concilier le religieux et la maîtrise humaine) - les sectes réintroduisent une dimension non scientifique dans la vie collective, et ce, avec un certain succès. N'est-ce pas là un motif d'inquiétude pour d'aucuns qui rêvent d'un monde totalement connu et maîtrisé par l'homme et que rebute tout ce qui ne s'explique pas, ne se contrôle pas et échappe ainsi à un projet de rationalité absolue. Si l'on peut comprendre une telle inquiétude et même la partager dans la mesure où elle met en alerte face aux dérives possibles que peut recéler une certaine valorisation de la non-rationalité, on ne peut que constater que l'homme n'est pas un être qui peut se résumer à la rationalité : il est aussi émotion, espoir et foi. Comme tel, il échappe plus ou moins à celle-ci pour s'investir dans des lieux, sur des êtres, … à travers lesquels il trouve la possibilité d'exprimer ces autres facettes de lui-même, sans pour autant - et c'est là le problème - s'aliéner à lui-même et se couper de la société qui est la sienne.

Ayant ainsi commenté divers aspects des rapports des Commissions parlementaires française et belge sur les sectes, tentons à présent de comprendre l'acharnement dont celles-ci semblent - la plupart du temps sans raison - être les victimes.

3. Un phénomène de rumeur

Pour ce faire, nous allons nous fonder sur un ouvrage déjà ancien d'Edgar Morin, sociologue contemporain français qui fait autorité et jouit, dans sa discipline et au-delà de celle-ci, d'une légitimité largement reconnue.

En 1969, Morin publiait un ouvrage qui, à l'époque, fit grand bruit et qui s'intitulait "La rumeur d'Orléans". Résumons l'affaire en deux mots en reprenant les paroles de Morin. "En mai 1969, naît, se répand et se déploie à Orléans, le bruit qu'un, puis deux, puis six magasins d'habillement féminin du centre de la ville organisent la traite des blanches. Les jeunes filles sont droguées par piqûre dans les salons d'essayage puis déposées dans les caves, où on les dépouille à la fois de leurs sous-vêtements, de leur conscience et de leur identité et d'où elles sont évacuées de nuit vers des lieux de prostitution exotiques. "Les magasins incriminés sont tenus par des juifs" (Morin, 1969:17). Or, il n'y a aucune disparition signalée dans la ville et la police n'est au courant de rien. Comment dès lors expliquer cette rumeur, qui va s'amplifier, contraindre un certain nombre des commerçants suspectés à fermer leur commerce et à déménager tandis que les autres verront se réduire drastiquement leur clientèle, les clientes restantes ne venant en outre plus sans être accompagnées d'un père ou d'un époux. Morin avance divers éléments explicatifs, qu'il nous semble retrouver aujourd'hui autour de la problématique des sectes.

Il insiste tout d'abord sur le rôle d'une culture de masse diffusée par les médias. Ceux-ci "disposent, dit-il, d'un stock relativement étendu de scenarii romanesques", dont "un des rôles essentiels est de se nourrir des angoisses et de les nourrir" ((Morin, 1969:106). Cette culture de masse se fait souvent une spécialité d'entretenir "une zone trouble de pseudo-information, où cesse de s'opérer la décantation entre le réel et l'imaginaire (…) après qu'elle a réussi à faire vivre l'imaginaire (fiction) comme du réel et à faire vivre le réel comme de l'imaginaire (fait divers)" (Morin, 1969:107). En outre, comme le souligne Habermas (1978:225), les scénarii romanesques diffusés par la culture de masse fonctionnent comme des "systèmes normatifs requérant la conformité". La culture de masse dispose ainsi d'une puissante et large capacité d'imposition qui va modeler et orienter l'opinion publique et y forger des convictions très difficilement ébranlables.

Morin souligne par ailleurs le rôle que joue l'état du contexte social ambiant dans les chances qu'a la rumeur de trouver un terrain plus ou moins favorable à sa diffusion. Comme dans les années soixante, le contexte général est aujourd'hui en pleine transformation. Cette situation génère, dit Morin, "le vide éthique, le vide politique, le vide affectif, le vide existentiel (qui) se rejoignent dans un grand vide, et, pour tous, le vide suscite un malaise" (Morin, 1969:162). Alors que les structures anciennes se délitent et que les nouvelles structures ne sont pas encore constituées et inquiètent, le "danger des sectes" - comme celui des magasins juifs - apporte un dérivatif et une certaine excitation qui détournent des problèmes et des questions préoccupantes du quotidien et "catalysent les angoisses flottantes" (Morin, 1969:102) - angoisses qui, toujours, "suscitent des fantasmes, cherchent un refuge archaïque et suscitent par là même des mécanismes d'expulsion et de purification : l'immolation d'un bouc émissaire" (Morin, 1969:106).

Certes, des événements tragiques (Waco, OTS, Aum, …), imputables à certaines sectes, ont servi de déclencheur à la suspicion généralisée qui accable désormais celles-ci. Mais à partir de là, il y eu ce que Morin appelle un stade d'incubation, où la culture de masse a joué un rôle important à travers le récit de "scenarii romanesques" qui se verront alors soit disant authentifiés par des "sources sûres" a priori dignes de toute confiance - famille, parents, conjoint, amis - et attestés par des "on dit que …", "il semblerait que …". Et ces "on" se transforment en certitude et en accusation.

Vient alors, dit Morin, le stade de propagation : les problèmes imputables aux sectes se multiplient, comme se sont multipliés les cas de disparition à Orléans. Dans un cas comme dans l'autre, les mises en garde se font plus pressantes : de la part des autorités, y compris de la part de l'acteur politique qui met en place une Commission ad hoc. Dès lors, l'angoisse se renforce : puisque ces autorités s'inquiètent, c'est vraiment qu'il convient de se méfier des sectes et de toutes les formes de séduction - là, des magasins juifs; dans le cas des sectes, de leur action prosélyte, du caractère apparemment honorable des zélateurs, de l'accueil chaleureux réservé au candidat membre, de toutes les marques d'attention et d'affection ("love bombing") qu'elles mettent en oeuvre et des promesses qu'elles énoncent. Le caractère "authentique" du problème n'est plus attesté seulement par les proches des victimes, il l'est désormais aussi par les plus hautes autorités politiques, juridiques, scientifiques, …

Arrive alors le troisième stade identifié par Morin : le stade de la métastase. Tout comme les cellules cancéreuses prolifèrent et contaminent des organes éloignés de celui primitivement atteint, les agissements pervers des sectes sont décrits comme se déployant et atteignant divers milieux extérieurs. Ainsi se répand l'idée que "les pouvoirs officiels sont vendus, dit Morin, qu'ils sont les instruments du pouvoir occulte qui règne dans les souterrains" (Morin, 1969:28), ce qui explique l'absence de plaintes.

Face à ces développements, certains tentent d'arrêter la rumeur et le mythe qu'elle a construit mais, poursuit Morin, "ultime ruse de la rumeur: celle-ci dénonce l'anti-mythe comme s'il était le mythe, la démystification comme si elle était la mystification, l'antidote comme s'il était le poison" (Morin, 1969:35).

Dans le problème des sectes, se retrouvent en outre de multiples ingrédients présents dans "la rumeur d'Orléans" :

- l'allure généralement honorable des zélateurs - comme des commerçants juifs (Morin, 1969:42) - et le fait que les sectes - comme ceux-ci (Morin, 1969:42) - ont pignon sur rue dans les centres urbains, sont relus comme autant de facteurs susceptibles d'abuser des personnes confiantes et honnêtes;

- on retrouve de même les pays plus ou moins lointains, plus ou moins exotiques - ceux où les jeunes femmes kidnappées sont expédiées, ceux d'où, souvent, les sectes trouvent leur inspiration (Inde, japon, voire USA) et où les membres des sectes et/ou leurs enfants sont envoyés, exilés;

- la drogue et/ou des médecines dites parallèles, proposant des traitements bizarres (décoction de choux, …) sont associées à des fantasmes érotiques et à la perte du contrôle de soi;

- la secte définie comme groupe fermé, qui s'isole, rejoint dans l'imaginaire le salon d'essayage, lieu coupé du regard, où les jeunes femmes seront droguées;

- "l'autre" se rencontre également dans les deux cas : le juif, à Orléans, et l'adepte d'une "religion" exogène à la culture ambiante dans le cas des sectes; un autre d'autant plus dangereux, dit Morin, que "il ressemble à tout le monde" "alors qu'il est autre, "c'est-à-dire qu'il dissimule sa mystérieuse, son inquiétante différence" (Morin, 1969:49); cet "autre" est tout désigné pour devenir un bouc émissaire idéal;

- autre ingrédient commun aux deux situations : l'idée d'une "puissance souterraine occulte qui ronge le monde et établit sa domination par la corruption de l'argent" (Morin, 1969:53)

- les références au nazisme, avec lequel les sectes sont à diverses reprises accusées de sympathie, sont évidemment présentes - certes sur un autre mode - dans la rumeur d'Orléans : alors que ceux qui refusent d'adhérer à la rumeur d'Orléans dénoncent dans l'accusation des commerçants juifs un "complot antijuif" venu de sphères politiques occultes (Morin, 1969:91), les sectes sont suspectées de menacer l'Etat par une sorte d'alliance internationale secrète liée à l'extrême-droite;

- les tentatives d'analyse objective non seulement se heurtent à l'incrédulité mais, bien plus, d'une part, voient leurs auteurs accusés de complicité et, d'autre part, contribuent à renforcer le mythe : "on dément, donc c'est vrai", dit Morin (Morin, 1969:69)

- la mise en mouvement du politique enfin qui s'empare du problème et y propose des réponses différentes, selon son idéologie de référence: de la dénonciation violente (libéraux et socialistes) à la prudence silencieuse en passant par la tactique modérée (catholiques) (Morin, 1969:95)

Ainsi "l'affaire des sectes" - tout comme l'affaire d'Orléans - attire-t-elle l'attention sur "la part d'archaïsme intrinsèque à la modernité", dit Morin parlant de cette dernière (Morin, 1969:108). Au coeur de la rationalité que cette modernité prétend affirmer, s'insinuent des mythes et des irrationalités qui témoignent de l'existence de problèmes et de crises que cette rationalité ne réussit ni à élucider ni à surmonter et qui cherchent un ersatz d'élucidation dans des forces occultes et des complots souterrains aux ramifications inextricables. Si les sectes se voient ainsi construites comme "problème", c'est parce que de la sorte elles permettent de proposer une explication du monde qui convient, face à la nécessité de répondre aux questions auxquelles on est confronté et face auxquelles on refuse d'accepter l'idée d'un monde chaotique : il s'agit donc de construire un "pourquoi" viable, en proposant une sorte de bouc émissaire sur lequel condenser la responsabilité de toute une série de maux dont souffre la société : dislocation des familles, pédophilie, appât du gain et mise en oeuvre de tous les moyens pour accroître celui-ci, détournement des lois, fraude fiscale, corruption, …

 

Le "problème des sectes" s'avère ainsi être largement un "problème social construit", au sens où l'entend M. Hubert (1988:20) : les sectes deviennent problème parce qu'elles sont socialement construites comme telles à travers un processus en cinq étapes :

(1) l'émergence d'un événement enclenchant (par ex. OTS)

(2) le développement d'activités revendicatives (en particulier conduites par les ADFI)

(3) la lutte pour l'imposition d'un mode de traitement du problème social, au cours de laquelle chacun va tenter de faire prévaloir sa manière de voir

(4) l'établissement d'un consensus autour d'un objet commun, reconnu par les multiples acteurs qui se sont progressivement impliqués dans la construction du problème

(5) l'institutionnalisation, c'est-à-dire notamment l'inscription dans le droit du traitement finalement accordé au problème, ce qui accroît le degré des réification, d'évidence de ce problème. Le simple fait d'avoir créé une Commission parlementaire sur la question des sectes enclenche ce processus de réification : cette Commission prouve, par sa simple existence, la dangerosité des sectes ou tout au moins de certaines d'entre elles. Et les listes établies par ces Commissions concrétisent et identifient nommément les lieux du danger et le construisent en un fait désormais indiscutable et prêt à entraîner toute une série de conséquences qui sont elles bien réelles. Ainsi, en Belgique, certains membres de sectes ont-ils vu pour ce motif annuler leurs comptes bancaires par une des plus importantes banques du pays et dans des affaires de divorce et/ou de garde d'enfants, certains juges tiennent compte de l'appartenance d'un des deux partenaires à une secte reprise sur la liste pour statuer sur la responsabilité respective de ceux-ci et/ou sur l'attribution de la garde.

Pourquoi les sectes se voient-elles ainsi construites en bouc émissaire alors même que les critiques et accusations qui leur sont adressées, même lorsqu'elles ont un fondement réel - ce qui est effectivement parfois le cas - pourraient être dirigées contre d'autres instances et milieux et d'ailleurs le sont parfois mais sans entraîner les mêmes conséquences, sans marquer ceux-ci d'une stigmatisation générale qui, comme c'est le cas pour les sectes, se verrait institutionnalisée. Telle est la question que nous voudrions à présent aborder.

Divers éléments paraissent susceptibles de conduire à la construction des sectes en général en "coupable" idéal, en danger et menace. Parmi ceux-ci, un aspect nous semble jouer un rôle majeur : dans un contexte historiquement très largement dominé par le christianisme et même par le catholicisme et où, malgré le déclin des pratiques, cette religion continue à marquer profondément la culture ambiante, les sectes représentent l'altérité : elles trouvent souvent leurs racines dans d'autres parties du monde, elles proposent d'autres croyances et d'autres rites, leurs pratiques échappent à la compréhension spontanée que véhiculent par contre les pratiques familières, héritées des parents, que sont, pour les Français et les Belges, celles associées au catholicisme. Cette altérité insécurise dans la mesure où elle révèle l'existence d'autres manières de faire et de penser que celles qui, depuis si longtemps, caractérisent ces pays. Autres manières de faire et de penser qui, en outre, revendiquent une légitimité religieuse dont le catholicisme a longtemps considéré qu'il avait le monopole; il pensait d'ailleurs exporter et imposer cette légitimité partout dans le monde : que l'on songe à la colonisation dont, à côté de sa signification politique et économique, un des aspects majeurs était la conversion des "païens".

L'inquiétude que suscite l'émergence de cette altérité religieuse est sans doute d'autant plus aiguë aujourd'hui qu'en beaucoup de domaines règne l'incertitude : des familles de plus en plus nombreuses connaissent l'instabilité et la rupture; le travail se fait de plus en plus rare et cette rareté touche tout particulièrement les jeunes dont beaucoup se voient sans perspective d'avenir, même lorsqu'ils ont étudié - ce qui les démobilise face à un enseignement dont ils ont le sentiment qu'il est incapable de les préserver du chômage; les violences au quotidien se multiplient et ne concernent plus seulement ce que l'on appelle " les banlieues difficiles"; l'impuissance du politique à contrer le chômage et la violence, accompagnée par "les affaires" de tous types qui salissent son image réduisent la crédibilité de l'acteur politique; la confiance placée dans l'Etat-providence se délite, au vu des restrictions que celui-ci décrète; moins dramatiquement mais sans doute non sans importance symbolique, le sport est lui aussi touché : les dopages et les pots de vin souillent l'olympisme lui-même, longtemps présenté comme moyen de paix et de rencontre entre les peuples et comme signe de pureté et de dépassement de soi; les dégradations de l'environnement se font de plus en plus menaçantes, comme en témoignent certaines catastrophes récentes - inondations, éboulements, sécheresses perdurantes, …- liées à des modifications inconsidérées de la nature; de nouvelles maladies apparaissent, tel le sida, tandis que d'autres, comme la tuberculose, que l'on pensait définitivement enrayées, ressurgissent; tout en poursuivant leurs développements, les sciences s'avèrent porteuses d'effets pervers multiples et posent de plus en plus de questions éthiques majeures; …

Tous ces aspects et d'autres encore contribuent à créer une atmosphère d'inquiétude et d'insécurité qui va avoir deux types d'effets conjoints. D'une part, ils suscitent une peur, une angoisse qui va conduire à chercher à imputer des responsabilités; et c'est là, comme nous l'avons vu, que les sectes jouent d'autant plus facilement le rôle de bouc émissaire qu'en un certain sens elles sont porteuses d'inconnu, d'altérité, d'étrangeté. N'est-ce pas par là également qu'il faut comprendre - et cela ne signifie pas, loin s'en faut, accepter - les attitudes négatives existant aujourd'hui à l'égard des étrangers et, tout particulièrement dans nos pays, à l'égard des étrangers qui paraissent "plus autres" que les autochtones - à savoir ceux qui ont une autre couleur de peau, portent d'autres vêtements et pratiquent une autre religion. Il est en effet toujours plus facile -c'est humain ! - de faire porter à d'autres la responsabilité de choses négatives plutôt que d'endosser soi-même celle-ci … Mais, d'autre part, l'inquiétude et l'insécurité ambiante suscitent chez certains le désir de trouver quelque part des lieux de sécurisation et d'apaisement. Et sans doute les sectes, ou tout au moins certaines d'entre elles, paraissent-elles apporter à d'aucuns ces éléments rassurants qu'ils recherchent, ce sentiment de confiance auquel ils aspirent et cette conviction que l'issue positive et l'avenir pacifié qu'ils espèrent existe bel et bien.

Ainsi dans le contexte d'incertitude qui règne aujourd'hui, l'altérité des sectes fait-elle peur et attire-t-elle tout à la fois - ce qui explique et les accusations dont elles sont l'objet, et le (relatif) succès qu'elles rencontrent. Ce caractère d'altérité et le fait que nombre d'entre elles sont en quelque sorte importées dans un contexte marqué par d'autres ou plutôt par une autre pensée philosophique fait que ces sectes n'ont aucune tradition de liens avec les pouvoirs publics nationaux. Explicitons-nous quelque peu sur ce point. Même dans un contexte de séparation de l'Eglise et de l'Etat comme celui de la Belgique et de la France et même dans ce dernier pays qui a fait de la laïcité un des fondements majeurs du fonctionnement de l'Etat, le catholicisme non seulement n'a jamais cessé d'imprégner la culture nationale (les églises constituent une partie majeure du patrimoine, le calendrier est rythmé par les fêtes religieuses et la publicité continue à emprunter certaines de ses références à l'histoire du catholicisme) mais n'a non plus jamais cessé d'entretenir certaines connivences plus ou moins officielles avec le pouvoir politique et ses représentants : les autorités ecclésiastiques font partie des notables que l'on reçoit, que l'on consulte et auxquels on a recours en certaines circonstances privées (comme des enterrements - pensons à Mitterand) ou même publiques (la commémoration de Clovis, par exemple). Ces connivences historiques et culturelles et ces rencontres plus ou moins occasionnelles font que les acteurs du catholicisme et ceux de l'Etat ont, implicitement, un sentiment "d'entre soi", voir de "nous" qui crée une familiarité et qui, au-delà de certains conflits, entretient un sentiment de compréhension réciproque et de confiance a priori qui s'inscrivent dans une image de normalité, "d'allant de soi", que rien ne semble pouvoir ébranler (par exemple, les "fautes" plus ou moins graves d'ecclésiastiques n'ont jamais jusqu'ici entraîné la condamnation de l'Eglise dans son ensemble, ni par le politique, ni par les médias). Rien de tel avec les sectes. Entre elles et l'Etat, point d'histoire - plus ou moins conflictuelle - partagée, point d'alliances passées ayant bénéficié à l'une ou l'autre, point de références communes, point de culture partagée. Les sectes font irruption dans un monde qui s'est construit comme une totalité et qui accepte d'autant moins que celle-ci puisse s'ouvrir à des éléments exogènes que l'incertitude des temps fragilise. Dès lors - comme nous l'avons entendu explicitement dire dans une rencontre européenne portant sur le thème "Politique et religion" - la référence religieuse est et reste celle des grandes religions "historiques" et, tout particulièrement, le christianisme - lequel, de plus, n'est pris en compte qu'à travers sa dimension institutionnelle, en dehors des différences et des divergences de vue qui traversent cette religion.

L'altérité, l'absence d'une tradition de présence ayant tissé des connivences avec le politique constituent donc, dans nos pays, deux handicaps pour les sectes. Mentionnons-en encore trois autres. Le premier a déjà été évoqué. Alors même que, au vu de la baisse continue des pratiques et de la perte de capacité de régulation morale de l'Eglise, le catholicisme apparaît en déclin et alors que cette même religion a, dans les années 60 et 70, tenté de réduire de façon significative ses aspects "magiques" (culte des saints, bénédictions, …), les sectes apparaissent à d'aucuns comme témoignant d'une menace de retour de l'irrationnel et donc comme constituant un risque de mise en question d'une des conquêtes majeures de l'homme : la reconnaissance de sa capacité de développer sa connaissance et sa compréhension du monde pour mieux contrôler et orienter celui-ci et, par là, pour développer son autonomie et son libre-arbitre. On peut certes comprendre cette inquiétude si l'on pense à certains aspects d'un passé pas si lointain encore mais, sans accepter les excès d'un irrationnel aliénant, ne peut-on admettre que l'homme, jamais, ne se résume à une pure rationalité: l'émotion, l'amour, le rêve, … participent pleinement à la réalité de son être et vouloir le nier ne pourrait que conduire au "Brave New World" de Huxley ou au monde régi par Big Brother, tel que l'a décrit Orwell.

Un autre aspect qui suscite parfois l'inquiétude et la critique à l'égard des sectes repose dans le fait que celles-ci sont parfois dirigées par un leader de type charismatique qui effraie certains par la vénération dont il est l'objet, par l'impact qu'a sa parole sur les membres et par la puissance que parfois il représente. Soyons clair ici comme à d'autres propos : un leader charismatique peut être dangereux s'il vise des fins hégémoniques, si sa finalité religieuse n'est qu'une façade pour couvrir des objectifs de pouvoir économlique et/ou politique. Il peut aussi être dangereux s'il utilise le pouvoir qu'il a sur les membres pour leur faire faire n'importe quoi mais il peut aussi être pour ceux-ci une figure de référence morale qui les motive à une certaine règle de vie, à la réalisation d'eux-mêmes, à des formes de solidarité et à des actions qui peuvent être bénéfiques non seulement aux membres mais aussi aux autres. Ajoutons encore qu'aujourd'hui nos sociétés paraissent manquer cruellement de telles figures de référence morale, plus enclines qu'elles sont à trouver des modèles dans le monde du show-business ou du sport, où la fulgurance des carrières n'a souvent d'égale que celle de la fortune, où les familles se font et se défont sur des coups de tête et où l'engagement social est souvent absent et parfois simplement spectaculaire.

Il est un dernier point que nous voudrions évoquer, qui s'avère lui aussi constituer un sérieux handicap pour les sectes. C'est la non connaissance qu'en a la toute grande majorité de la population. Dans une petite recherche que nous avons récemment réalisée en Belgique, il nous est apparu très clairement que presque personne ne dispose d'une réelle connaissance des sectes ou simplement même de l'une ou l'autre d'entre elles, et ce alors même que tout le monde a un avis sur elles, et un avis qui est quasiment toujours négatif. Si celui-ci peut se comprendre lorsqu'il s'agit de sectes qui ont effectivement montré leur dangerosité et si l'on peut, à partir de là, admettre qu'un questionnement surgisse à propos d'autres sectes, force est de constater que - sans cesse alimentée par la rumeur dont nous parlions précédemment, elle-même attisée par une culture de masse en quête de sensationnel - cette non-connaissance refuse d'être mise en question par une information qui se veut objective. Celle-ci se voit au contraire récusée d'emblée, avec parfois même une certaine agressivité et une suspicion sarcastique. Nous avons nous-même fait l'expérience des difficultés quasi insurmontables rencontrées lorsque nous tentons simplement de décrire et d'analyser certaines sectes que nous avons étudiées, et ce, sans aucunement prendre parti, voire en mettant en évidence l'un ou l'autre aspect de leur fonctionnement pouvant prêter à interrogation. C'est là, comme le dit Morin, l'ultime ruse de la rumeur … Et pourtant …

Conclusion

Et pourtant, il est une question qui reste non posée alors qu'elle mériterait que l'on s'y attarde quelque peu. C'est ce que nous allons faire ici en guise de conclusion.

Si, en France comme en Belgique - et en général, dans tous les pays européens, particulièrement latins - les sectes connaissent un succès qui reste très relatif (le nombre de membres est très faible), celui-ci doit néanmoins poser question lorsque l'on considère le déclin du christianisme et en particulier du catholicisme, qui voit chaque année diminuer le nombre de ses membres déclarés. La question est d'autant plus pressante que les sectes recrutent essentiellement parmi les couches jeunes de la population - celles qui précisément sont le plus absentes aujourd'hui dans le catholicisme -; elles recrutent en outre souvent parmi des populations instruites plus que la moyenne et ayant des activités professionnelles de niveau moyen ou moyen supérieur (professions libérales, milieu de la santé, de l'enseignement, des arts, …). Comment expliquer et le recrutement et les caractéristiques de celui-ci ?

Il nous paraît pouvoir se comprendre lorsque l'on analyse les résultats des "Enquêtes européennes sur les valeurs" (importantes recherches conduites dans la plupart des pays européens, dont la France et la Belgique, et ce, à trois reprises : 1980, 1990 et actuellement) et que l'on compare ces résultats avec les traits majeurs qui caractérisent nombre de sectes : le parallélisme entre plusieurs de ces traits et les valeurs que mettent aujourd'hui en avant la majorité des européens ne peut que frapper. Parcourons-le ici brièvement pour clore notre propos.

De part et d'autre, on trouve une insistance claire et nette sur l'importance de l'autonomie individuelle et du développement personnel, de la réalisation de soi. Celle-ci est par ailleurs conçue comme devant concerner non seulement les aspects spirituels de la personne mais aussi sa dimension corporelle - le corps trouvant ainsi une place positive que le christianisme lui a longtemps (et parfois encore aujourd'hui) refusée. Cette réalisation de soi est en outre considérée comme étant un objectif à atteindre dès ici-bas (quelle que soit par ailleurs la vision développée de "l'au-delà") : c'est ici et maintenant, dans l'immanence de la vie quotidienne, que chaque individu doit s'efforcer de tout mettre en oeuvre pour développer au maximum ses potentialités. D'autre part, cet individu est regardé comme ayant d'autant plus de chances d'atteindre cet objectif qu'il s'inscrit dans des petits groupes; loin de toute coercition, ceux-ci sont vus comme étant là pour l'aider et pour le soutenir dans son projet en l'entourant d'affection, en lui faisant confiance et en l'encourageant par les agir de leurs membres qui, tous, s'inscrivent dans une même quête avec les mêmes moyens et ainsi s'épaulent les uns les autres. Aidé par ces groupes et loin d'être appelé à adhérer d'emblée à un projet construit en dehors de lui comme une totalité à prendre ou à laisser, l'individu va ainsi - c'est un cinquième élément du parallèle - cheminer à son rythme, progresser par essais et erreurs et, de la sorte, auto-construire son devenir.

Outre ces cinq aspects que l'on retrouve dans nombre de sectes et qui rejoignent les valeurs que prônent les européens, celles-ci présentent encore quelques caractéristiques qui accroissent leur attrait, surtout chez les plus jeunes. Elles sont d'emblée et concrètement internationales : on y rencontre des gens de pays et de cultures différents. Leur inspiration vient parfois d'autres régions du monde que l'Europe ce qui, certes, leur donne un certain goût d'exotisme mais ce qui aussi relativise une Europe devenue très matérialiste et pouvant ainsi s'avérer décevante pour des jeunes porteurs d'un idéal. Enfin, les thèmes mis en avant par un certain nombre de sectes rejoignent souvent les thèmes porteurs d'aujourd'hui à savoir : les droits de l'homme, l'environnement, la paix. Transversaux aux clivages politiques hérités du 19ème siècle, ces thèmes appellent d'autres priorités et d'autres investissements - ce qui, sans doute, contribue aussi à perturber un monde qui voudrait se voir en termes de certitude et qui, dès lors, redoute ce qui l'interpelle.

 

 

HABERMAS Jürgen 1978 L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Payot, Paris.

HUBERT Michel 1988 La production et la diffusion des problèmes sociaux dans l'espace public. Thèse UCL - LLN

MORIN Edgard 1969 La rumeur d'Orléans. Seuil, Paris

1. Pour simplifier le texte, nous utiliserons également ici le terme de sectes. Il ne revêt pour nous de prime abord aucune connotation, ni positive, ni négative.

 


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