Il y a une bonne vingtaine dannées, lexpression et ce titre de " Bestiaire du Christ " exerçait un pouvoir dévocation extraordinaire sur tout un monde en deçà et au delà des Alpes un monde où je me situe moi-même , très désireux de retrouver cet ouvrage important et unique, malheureusement perdu parce que lédition avait été presque totalement détruite. Un petit monde, à vrai dire, mais fort enthousiaste et très varié. Abstraction faite des bibliophiles (voire des bibliomanes) qui étaient sous le charme de luvre rare, qui la pourchassaient avec la même passion et le même acharnement que les collectionneurs recherchant un timbre-poste rarissime, il y avait en fait quatre catégories de personnes intéressées au contenu de louvrage, que jai pu déterminer sur la base de mon expérience déditeur-libraire, acquise souvent par des contacts personnels avec la clientèle et les chercheurs : 1. celle des catholiques, étudiant la symbolique chrétienne (ésotéristes déclarés ou non) : ce qui na rien de surprenant ; 2. celle des agnostiques, voire des antichrétiens déclarés (néo-païens on non, sectaires ou non), souvent ésotéristes : ce qui, en revanche, peut évidemment surprendre ; 3. celle des ésotéristes se déclarant catholiques, mais en réalité adonnés à des doctrines et à des pratiques absolument incompatibles avec celles enseignées et prônées par le Magistère de lÉglise ; 4. finalement celle, neutre, des chercheurs étudiant la symbolique en général, la symbolique religieuse, liconographie, spécialement liconographie symbolique. Or, la deuxième et la troisième catégories se sont avérées de loin les plus considérables. Elles avaient et ont un trait en commun : la présomption den savoir long sur le sens véritable du symbolisme animal, notamment sur le Bestiaire du Christ , et en tout cas plus long que les auteurs catholiques qui ont traité ce sujet au cours des siècles. Quant à Charbonneau-Lassay, sil en sait plus long, cest parce que, à leur avis, lui aussi serait loin dêtre un pur catholique orthodoxe, ne serait-ce quen vertu de ses rattachements à de mystérieuses confréries initiatiques dépassant de beaucoup les cadres bornés de cette orthodoxie. Ses connaissances ésotériques venant de ces milieux, l'auraient donc soustrait à létroitesse dune forme religieuse précise, pour lui faire embrasser le champ universel de la science initiatique où trouveraient droit de cité les formes traditionnelles les plus disparates, à partir de lExtrême-Orient jusquau monde classique, en passant par lInde et lÉgypte ancienne. A moins que la dimension de cette forme religieuse elle-même ne se dilate et cest la thèse de la troisième catégorie jusquà être elle-même la doctrine ésotérique universelle. Bref, la symbolique catholique orthodoxe et son interprète contemporain le plus illustre, ne seraient acceptables à ces deux catégories que si l'une et l'autre étaient complètement dénaturés. En réalité, Louis Charbonneau-Lassay a suivi un procédé parfaitement clair en rédigeant son Bestiaire du Christ, sans jamais se détacher de lorthodoxie de son catholicisme. Il déclare dans lAvant-propos quil na point hésité à sappuyer " parfois sur lopinion de savants et dauteurs notables, dont certains ouvrages ne sont pas toujours dans la stricte orthodoxie catholique ou même sen écartent totalement : cest que, lorsquils ont traité dhistoire, darchéologie, dorientalisme, dhermétisme ou de traditionnisme et quils ont dit que tel emblème, en des régions et des temps déterminés, fut consacré au Christ ou simplement au Verbe divin, ou quil fut doté dune tout autre signification, il faut les en croire en raison de leurs grandes connaissances en ces domaines ; ce qui nimplique nullement une adhésion à leurs autres idées. " [1] De même, quant aux religions préchrétiennes : " Il nest pas douteux que, dans tous les pays où ils se trouvaient, les premiers chrétiens ont adapté à leur culte danciens emblèmes religieux locaux, parmi lesquels plusieurs ont été, par eux, consacrés à la représentation du Sauveur. [...] Nous avons mille preuves que cette affectation à la personne du Sauveur, danciens emblèmes alors encore utilisés pour leurs idoles par les païens dà côté, ne déplut pas aux premiers maîtres de la pensée chrétienne, et fut allégrement pratiquée par les artistes quils inspiraient. Il en fut, du reste, de même pour un certain nombre de cérémonies, de rites anciens qui entrèrent dans la liturgie primitive de lÉglise : des explications nettes, précises, mettaient toutes choses au point, et tout inconvénient disparaissait. " [2] Charbonneau pouvait donc en parfaite bonne conscience puiser à des sources fort éloignées du catholicisme orthodoxe. En cela, il ne faisait que suivre les premiers auteurs chrétiens, que ce soient les premiers Pères ou le (ou les) rédacteurs du Physiologue. Aux Pères incombait " luvre de réfutation des hétérodoxes [...], dissoudre les thèses avancées par eux..., en les réfutant justement à l'aide des Écritures. " [3] Ainsi, Clément d'Alexandrie utilisera la " "physiologie" [pour interpréter laquelle Philon avait jadis utilisé la méthode allégorique, ] [4] vraiment "gnostique"" ; [5] " En tout cas, lenquête physique de la tradition "gnostique" selon le canon de la vérité, ou mieux linitiation complète, dépend du discours sur les origines du monde ; de là elle montera ensuite à la contemplation théologique. "[6] Et Origène énonce : " Visibilis hic mundus de invisibili doceat, et exemplaria quædam clestium contineat positio ista terrena ; et ab his quæ deorsum ad ea quæ sursum sunt possimus ascendere, atque ex his quæ videmus in terris sentire et intelligere ea quæ habentur in clis."[7] Le souci sous-tendant à la rédaction du Physiologus grec, qui remonte à la même époque, nétait point différent. F. Sbordone, éditeur du texte critique, observe dans une étude complémentaire que le Physiologus doit être considéré moins " un simple naturaliste " quun véritable " exégète de la nature selon les canons de la foi chrétienne. "[8] Origène dit encore : " La méthode qui nous paraît s'imposer pour l'étude des Écritures et la compréhension de leur sens est la suivante ; elle est déjà indiquée par ces écrits eux-mêmes. Dans les Proverbes de Salomon nous trouvons cette directive : Et toi, inscris trois fois dans la réflexion et dans ta connaissance, afin de répondre avec des paroles de vérité aux questions qui te sont posées.[9] . Il faut donc inscrire trois fois dans sa propre âme les pensées des saintes Écritures : afin que le plus simple soit édifié par ce qui est comme la chair de lÉcriture nous appelons ainsi l'acception immédiate ; que celui qui est un peu monté le soit par ce qui est comme son âme ; mais que le parfait, semblable à ceux dont l'Apôtre dit : Nous parlons de la sagesse parmi les parfaits, non de celle de ce siècle ni des princes de ce siècle qui sont détruits, mais nous parlons de la sagesse de Dieu cachée dans le mystère, que Dieu a prédestinée avant tous les siècles à notre gloire [10], que ceux-ci soient édifiés par la loi spirituelle, qui contient lombre des biens futurs [11]; De même que lhomme, dit-on, est formé de corps, d'âme et d'esprit, de même lÉcriture que Dieu a donné dans sa providence pour le salut des hommes . "[12] Dans Homilia in Lev., 5, 1, il est précisé que le corps de lÉcriture (= linterprétation littérale) est pour ceux qui nous ont précédé, cest-à-dire les Juifs (= chrétiens simpliciores), lâme (= interprétation morale) est pour nous (= progredientes, puisque la perfection ne peut être atteinte que dans lautre vie), lesprit pour ceux qui hériteront la vie éternelle dans léon futur (= perfecti). (Daprès la note de Manlio Simonetti, p. 502 de sa traduction italienne des Principes).[13] Également au IIe siècle vécut Méliton, évêque de Sardes, auquel on attribua la fameuse Clef, étudiée comme lon sait par le cardinal Pitra (et de nos jours par J.-P. Laurant), mentionnée par le chanoine Auber et ensuite par Charbonneau-Lassay comme " assez analogue par certains côtés à quelques variantes du Physiologus, [...] une sorte dénumération concise des diverses significations mystiques ou emblématiques qui doivent être attribuées aux hommes, aux animaux , aux plantes, aux nombres, etc., et comment les uns et les autres peuvent représenter, selon les circonstances, Dieu, la Trinité, le Christ, la Vierge, le fidèle, le démon, les mystères de la foi, les vertus, les instincts ou les vices des hommes, etc. ". Le chapitre IX de la Clef, attinent à notre sujet, distingue nettement, comme la symbolistique ancienne, entre animaux " une espèce dont les individus sont presque tous pris en bonne part ") et bêtes formant " généralement une catégorie de mauvais aloi, tenant plus de la brute par leurs instincts désordonnés et se rapprochant d'autant plus du démon, dont elles expriment le plus souvent la méchanceté et l'esprit de destruction [...] Les physiologues latins ou grecs sont d'accord sur ces deux nu-ances... "[14] : les paragraphes 1 à 36 traitent de animalibus, alors que les paragraphes 37 à 82 parlent de bestiis, parmi lesquelles on trouve, bon dernier, le diable. Dans la monstrueuse "hiérarchie céleste" des Gnostiques, les animaux et les bêtes trouvent aussi leur place. Celse, dans un passage de son Discours vrai, [15] attribue au christianisme l'invention d'une secte gnostique, celle des Ophites : " Les sept principaux démons ont, le premier la forme d'un lion [Michaël = Saturne] ; le second, celle d'un taureau [Souriel = Jupiter] ; le troisième, celle d'un amphibie aux sifflements horribles [un dragon] [Raphaël = Mars] ; le quatrième, celle d'un aigle[Gabriel = Soleil] ; le cinquième, celle d'une ourse [Thauthabaoth = Vénus] ; le sixième, celle d'un chien [Erathaoth = Mercure] ; et le septième celle d'un âne dénommé Thaphabaoth ou Onoël [= Lune]. " [16] Il s'agit évidemment des archontes planétaires. Mais si le statut ambigu de ces êtres se manifeste de cette manière caractéristique chez les gnostiques où l'angélologie et la démonologie se confondent, [17] il faut mentionner le rapport entre anges et animaux tel qu'il apparaît dans La Hiérarchie céleste de Denys l'Aréopagite. Cet écrivain sublime, d'une part avertit de " ne pas imaginer, comme le fait le vulgaire, que ces intelligences célestes, dont la forme est divine, [...] ressemblent à du bétail comme les bufs, présentent l'aspect sauvage de lions, ou le bec incurvé de l'aigle, ou encore qu'elles possèdent des ailes et des plumes à la façon des volatiles. Ne les imaginons pas comme des chevaux polychromes... " [18] Dautre part, un peu plus loin, [19] il parle des " théologiens mystiques " pour Denys les compilateurs des livres sacrés qui utilisent tour à tour des symboles à caractère élevé, des images de rang moyen et des métaphores d'origine vulgaire. " Il arrive aussi que l'Écriture use de figures animales, qu'elle attribue à la Théarchie les propriétés du lion et de la panthère ; qu'elle la représente comme un léopard ou comme une ourse déchaînée. Joignons-y la métaphore la plus indigne de toutes et qui semble la plus inadéquate : n'est-ce pas, en effet, sous la forme d'un ver de terre que les admirables interprètes des mystères divins nous l'ont représenté ? " [20] " C'est ainsi que tous les connaisseurs de la Sagesse divine, tous les interprètes de la mystérieuse inspiration séparent le Saint des saints et le mettent à l'abri de toutes les souillures provenant des réalités imparfaites et profanes : dans ce dessein ils usent volontiers de métaphores sacrées sans ressemblance aucune [avec leur objet]. [...] " Rien d'absurde par conséquent si, pour la raison qu'on a dite, les théologiens représentent également les essences célestes par des images inadéquates, qui n'offrent aucune similitude avec leur modèle. Et nous-même peut-être, poussé à la recherche par le paradoxe même auquel nous nous heurtions, nous n'aurions pas été aiguillonné vers l'exégèse spirituelle de ces métaphores, vers la studieuse explication de ces saintes réalités, si nous n'avions d'abord été troublé par le caractère difforme des images qui dans l'Écriture représentent les anges. Loin de permettre à notre intelligence de se contenter d'une imagerie si malséante, c'est ce trouble qui l'a excitée à se dépouiller de toute affection matérielle, qui l'a saintement habituée à dépasser les apparences pour s'élever à travers elles jusqu'à ces réalités spirituelles qui ne sont pas de ce monde. " Denys peut donc, plus loin, avant d'aborder le paragraphe 8 du chapitre XV, estimer convenable de passer " à la sainte explication des figures animales que l'Écriture attribue aux intelligences célestes. " (336 C) : " La figure du lion doit révéler cet effort souverain, véhément, indomptable, par quoi les essences célestes imitent, autant qu'elles le peuvent, le mystère de l'ineffable Théarchie, en enveloppant intellectuellement les traces de ce mystère, en le déguisant modestement et mystiquement sur la voie où les élève l'illumination divine. La figure du buf marque la force et la puissance, le pouvoir de creuser des sillons intellectuels pour recevoir les fécondes pluies du ciel, tandis que les cornes symbolisent la force conservatrice et invincible. La figure de l'aigle, indique la royauté, la tendance vers les cimes, le vol rapide, l'agilité, la promptitude, l'ingéniosité à découvrir les nourritures fortifiantes [....] La figure des chevaux signifie l'obédience et la docilité. [...] " (336 D-337 A). Denys poursuit : " Si nous n'avions dessein de conserver à ce traité des proportions harmonieuses, nous pourrions considérer chaque partie des animaux qu'on vient de citer, tous les détails de leur structure physique et nous n'aurions pas tort de les appliquer aux puissances célestes, suivant le procédé des images dissemblables. C'est ainsi que, pour qui veut s'élever du sensible au spirituel, leur faculté irascible enseigne cette virilité de l'intelligence dont la colère est le dernier écho ; leur faculté concupiscible enseigne le désir amoureux que prouvent les anges à l'endroit de Dieu ; plus brièvement, toutes les sensations des bêtes privées de raison et la multiplicité de leurs parties enseignent les intellections immatérielles des essences célestes et leurs puissances sans diversité. Mais à qui sait raisonner, ces exemples suffisent ; disons mieux, l'exégèse d'une seule de ces images paradoxales éclaire par analogie tous les symboles du même type. " (337B-C). [21] À la suite des écrits mentionnés des premiers auteurs chrétiens, auxquels on pourrait ajouter d'autres faisant autorité (comme, par exemple saint Augustin, saint Ambroise, saint Basile, saint Épiphane, saint Isidore de Séville, saint Jérôme, Vincent de Beauvais) [22] et des nombreuses versions du Physiologus se succédant au cours des siècles, [23] au Moyen Age on assiste à l'éclosion des bestiaires proprement dits, qui n'ont pas échappé à l'attention savante du cardinal Pitra qui en parle dans son Spicilegium [24]. Ces bestiaires ne décrivent " le monde animal que pour le constituer en réseau symbolique signifiant à l'homme son destin et la grandeur de Dieu [25] ", et pourrions-nous ajouter c'est surtout le Fils, le Christ à en constituer le pivot : en fait, il n'y a pas de Bestiaire qui ne soit pas bestiaire du Christ [26], comme du reste le véritable Physiologus. Le terme de bestiaire semble apparaître vers le début du XIIe siècle [27], mais cette nouveauté ne marque guère un changement substantiel [28], si ce n'est qu'en général on retranche des physiologues les chapitres qui ne traitent pas d'animaux réels ou légendaires. Les sources fondamentales restent les Écritures. Un exemple de cette continuité est ce petit joyau en vers intitulé Physiologus Theobaldi episcopi de naturis duodecim animalium, qui n'est, en fait, qu'un bestiaire en miniature. Des douze animaux, choisis par le poète, les quatre premiers " se rattachent, sous sa plume, tantôt à la personnification du Sauveur, tantôt à celle de l'homme régénéré par le baptême ou la pénitence, lequel s'identifie réellement par là au Sauveur lui-même. Les huit autres représentent le démon et les mauvaises passions qu'il inspire [29] " Le premier est le lion qui " comporte trois caractères distincts, d'où ressortent trois symboles, que je veux, ô Christ, célébrer en votre honneur dans chacun de mes douze poèmes. " [30] Il faut rappeler la double fonction du physiologue-bestiaire. D'une part, il est un instrument pédagogique pour l'éducation religieuse du chrétien : " il constitue, tout comme les litanies, un arsenal de métaphores énonçant les natures de Dieu, en même temps qu'un support mnémotechnique rappelant les figures possibles du Mal. [...] La métaphore est souvent explicite, immédiate, l'explication métaphorique étant très proche de l'interprétation littérale : elle est donc saisissable sur-le-champ, même par l'esprit le plus simple, pour être appliquée à la pratique morale quotidienne." [31] On pourrait donc parler d'une fonction de pédagogie sociale chrétienne. D'autre part, il faut le souligner, il a constitué également " pour nos artistes [ il suffit de songer aux bestiaires sculptés ] comme pour les théologiens et les prédicateurs, une source inépuisable d'histoires attachantes, de légendes instructives, destinées également à l'écrivain et à l'imagier. " [32] Et la définition suivante du petit bestiaire de Théobald est appliquable à tout bestiaire : " c'est proprement un catéchisme destiné aux fidèles, à l'aide duquel le plus simple pourra saisir le sens des chapiteaux, des modillons, des verrières, des peintures sur parchemin, qui, à défaut d'être lus, seraient du moins compris aussitôt qu'exposés aux regards. Certes, il est difficile d'avoir un livre plus curieux en lui-même et un témoignage plus irrécusable de la pensée qui, au moyen âge, présidait à l'iconographie catholique " [33] Pour la conclusion, je laisserai la parole encore à Gabriel Bianciotto, puisque je ne saurais sans aucun doute mieux dire : dans le bestiaire, " le caractère extérieur et superficiel de la similitude n'est qu'apparent : si le symbole fonctionne alors comme un signe conventionnel, il n'est pas pour autant arbitraire, puisque soutenu par une longue tradition d'exégèse biblique. Le bestiaire, quintessence de l'esprit symbolique du Moyen Age, illustre ainsi la convergence d'un sens prégnant et d'une tradition culturelle dans l'élaboration d'un symbole : pourquoi donc le symbole n'atteindrait-il pas l'essence des choses, puisqu'il est à la fois l'émanation d'un ordre divin et le fruit de la mémoire des hommes ? " [34]
Laszlo Toth
[Communication présentée au Colloque internationale du CESNUR "Variety of Prayer", Université de Rome La Sapienza, 1995] Notes
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