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The 2015 CESNUR Conference

RELIGIOUS INNOVATION AND RELIGIOUS CHANGE IN 21st CENTURY

estonia
Tallinn, Estonia, 17-20 June 2015 Tallinn University, Narva mnt [Street] 29
The George W. Truett Theological

CYBERPROCEEDINGS



O.V. Milosz (1877-1938): la régénération de l’Europe par les voies ésotérique et mystique, une réponse aux « malheurs de la guerre »

par Jean-Pierre Laurant (Ecole pratique des Hautes Etudes, section des sciences religieuses, Paris, Sorbonne/CNRS, Groupe sociétés, religions, laïcité)

A paper presented at the 2015 CESNUR conference in Tallinn, Estonia - Preliminary version. Please do not copy and reproduce without the consent of the author.

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Oscar Vladislas de Lubicz Milosz 
En réponse à la prise de conscience du caractère mortel des civilisations de Paul Valéry ou au Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, le projet de régénération a occupé une place non négligeable dans l’univers intellectuel parisien de l’après-guerre, particulièrement dans les milieux ésotériques et religieux, soucieux de s’engager dans une Défense de l’Occident, à la suite de Henri Massis ou de répondre aux « appels de l’Orient ». Ce projet était partagé par René Guénon (1886-1951), avec qui il fit un « bout de chemin » entre 1929 et 1932 ; celui-là consacra à Milosz, en juin 1930, la plus longue citation jamais faite d’une œuvre littéraire dans un article du Voile d’Isis, « A propos des pèlerinages ». Ma communication porte plus particulièrement sur une de ces tentatives à partir de la correspondance avec James Chauvet (1863-1946) publiée dans les Cahiers Milosz (n° 25, 1986) et de cinq lettres inédites envoyées à Guénon qui sont la propriété de la Fondation Guénon au Caire, que nous remercions.

1 - Secret, mystique et sociétés démocratiques

Ce type de situation n’était pas nouveau, secret et démocratie en temps de crise ont toujours fait bon ménage au vu des catastrophes provoquées par les mouvements des masses insuffisamment « éclairées ». Il revenait aux minorités de « faire l’histoire » ; les Francs Maçons et les occultistes des générations qui ont suivi la Révolution française et les guerres napoléoniennes partageaient avec Joseph de Maistre et les partisans de la « réparation » cette conviction fondée sur une vision de la société conçue comme un corps organique (voir Ballanche : Essai sur les institutions sociales dans leur rapport avec les idées nouvelles, 1818) ; les marxistes puis les marxistes-léninistes en ont hérité. Les réactions de Milosz et de Guénon, au lendemain de la Première Guerre mondiale, témoignent de ce besoin de repenser globalement la société au vu des contradictions entre les idéaux démocratiques invoqués et les décombres accumulés.

Le courant pacifiste auquel Milosz s’est associé était puissant en France au lendemain de la guerre, il regroupait des romanciers comme Romain Rolland, des artistes, tels les peintres Albert Gleizes (inventeur du cubisme) et Odilon Redon, des occultistes socialisants, Albert Jounet (1869-1923) qui pensait par ses publications universalistes avoir été un précurseur de la Société des Nations. Le sentiment dominant était qu’il fallait renouer avec les traditions les plus profondes de la civilisation occidentale. La « révolution guénonienne » était en marche, Guénon lui-même participa (ou fonda) un groupe devant constituer la nouvelle élite sur le modèle de Joseph de Maistre et publia dans ce sens dans Vers l’Unité,en mars 1927, « Un projet de J. de Maistre pour l’Union des peuples » autour de ce « christianisme transcendant … qui, pour lui, est ‘la révélation de la révélation’ ». Un de ses amis, membre du groupe, Frans Vreede (1887-1975) confirma dans une communication à la Loge parisienne de recherche Villard de Honnecourt, en 1973, son intérêt pour les problèmes de son temps : « ce serait une erreur de ne voir en lui qu’un penseur détaché de tout souci social et culturel... ». Orient et Occident publié en 1924 avait posé les conditions d’une régénérescence intellectuelle de l’Occident appuyée sur l’Église catholique, avec l’aide de l’Orient.

2 - Le parcours de Milosz

Nous ne reviendrons pas sur la présence du jeune aristocrate Polono-balte à Paris ni sur ses bonnes études au terme desquelles il s’immergea dans la fraction du milieu littéraire et artistique parisien tourné vers l’occultisme, bien introduit dans les salons parisiens intellectuels à la mode comme celui de Nathalie Barney (1876-1972) mais « côté christianisant ». L’écrivain occultiste et socialisant Albert Jounet (1869-1923), rencontré chez Édouard Petit l’avait séduit avec son projet de société harmonique, une élite spirituelle: la Fraternité de l’Etoile qui s’exprimait dans une revue kabbalistique et socialisante, L’Etoile sainte.

Comme Milosz quelques années plus tard, Jounet avait fait une conversion spectaculaire au catholicisme ; son dernier article dans la Revue contemporaine portait sur la Société des Nations. Il lui avait fait connaître Le Zohar et Siméon ben Jochaï. Du côté des travaux universitaires, Milosz avait lu La Franc-maçonnerie occultiste et templière de Le Forestier qu’il cite dans Arcanes (1927). L’acte décisif de sa vie, la conversion au catholicisme à la suite de l’expérience spirituelle de 1916 relatée dans l’Épître à Storge (1917) et Ars Magna (1924) ne signifiait pas une rupture avec la pensée et le milieu ésotérique en pleine mutation dans l’après-guerre. Il place ainsi l’architecte mythique de la Franc-Maçonnerie Hiram « au centre de l’Église catholique effective de demain, cette régente universelle de la foi, de la science et de l’art » (p. 13 de l’éd. Des Belles Lettres, 1948).

Comme pour René Guénon, la crise alimenta une recherche plus profonde et le désir de se rattacher à une authentique tradition mais, à la différence de ce dernier qui ne fut pas un acteur direct du monde politique et social, Milosz subit le choc violent des réalités ; sa fortune s’évanouit dans la révolution russe et son action diplomatique, comme ministre de la jeune Lithuanie à Paris, abreuva de déceptions celui qui se voulait apôtre des temps nouveaux. Première forme d’apostolat, il publia une revue mêlant religieux et politique, L’Affranchi, avec des articles sur la révolution russe en décembre 1917, l’Allemagne en avril 1918, « Le droit des peuples d’un point de vue polono-lithuanien » en février 1919, « Fédération européenne et SDN », faisant état de sa déception, la SDN aurait dû être une sorte de Franc-Maçonnerie idéale. Il collabora également à la Revue Baltique d’Arthur Toupine (†1951) : « L’Alliance des états baltiques » (novembre 1919) ainsi que des études sur sur la Lithuanie et la question de Vilna avec la Pologne. De même à la Revue parlementaire « l’écueil de Vilna » et à la Revue du monde slave. Le rattachement de la ville à la Pologne, le toucha beaucoup ; il devait revenir sur le sujet jusqu’en 1926. Ce sont des lettres désespérées qu’il envoya à N. Barney de Genève pour l’admission de la Lithuanie à la SDN (26/09/1921 et 5/05/1922, la France qui jouait le jeu de la Pologne s’était abstenue) : « Toute ma politique s’écroule ».

En marge des écrits, il se donna corps et âme à divers projets de reconstitution d’une élite, une chevalerie spirituelle. Cofondateur des Veilleurs, avec Gaston Revel, René Schwaller (1887-1961), Carlos Larronde (1888-1940) dans le prolongement de l’action théosophique il développa une vision synarchique dans la ligne de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909). Une communauté d’artistes, Les Frères d’Élie, conçue sur le modèle maçonnique se superposa aux Veilleurs, bientôt suivis, à la suite de diverses ruptures par les Centres apostoliques, en février 1919, regroupant ses amis et ceux de Schwaller à qui il avait transmis son patronyme « de Lubicz » par adoption. Le discours inaugural, très romantique de ton développait un messianisme fondé sur le rôle du poète dans la société. L’incompatibilité avec la fonction de diplomate, la brouille avec la Société Théosophique et les désillusions personnelles (avec Schwaller notamment) lui firent momentanément renoncer à agir directement sur la société.

3 - Retour à la culture du secret

La tentation de l’apostolat fut réveillée par James Chauvet (1863-1946), bordelais immergé dans le même milieu ésotérique et qui prit contact avec Milosz après la lecture d’Ars Magna (1924), il avait agité depuis 1920 le projet d’un Ordre du Saint Graal dans le même esprit ; ils échangèrent douze lettres entre 1926 et 1937 et plusieurs visites à Paris et Bordeaux (voir Janine Kohler, Cahiers Milosz,cit. ; certaines avaient été publiées dans Le Goéland de Théophile Briant, en 1948).

A la demande de Chauvet concernant ses sources (lettre du 5/07/1926), il avait associé Pythagore, Platon, Saint-Martin et Swedenborg à la recherche spirituelle intérieure. Il avait approuvé auparavant (3/06/1927) l’entreprise qui recoupait ses idées : seule la catholicité nouvelle, c’est-à-dire universelle, et la monarchie permettraient d’inverser la descente du quatrième âge. Le 9 novembre il lui envoyait son étude sur le Messianisme politique, avec une invitation à la représentation de Miguel Manara. Un post scriptum quelque peu désinvolte s’enquerrait de l’Ordre du Saint-Graal et du livre d’un certain Fulcanelli tout en conseillant celui du dr. Allendy Le problème de la destinée. En 1928 le vent avait tourné : « ... en ce qui concerne notre projet de société, je ne pense pas que l’époque soit bien favorable à sa réalisation » ; il avait consulté des religieux importants qui l’avaient dissuadé au moment où le thomisme retrouvait sa vigueur (29/11/1928).

La rencontre du père Félix Anizan (1878-1944) qui avait, par ailleurs, recruté Guénon pour collaborer à la revue Regnabit et du père Clavé de Otaola qui devint son confesseur, l’avait orienté dans d’autres directions. Mais l’année suivante il annonçait un surprenant projet de prolétariat compagnonnique,à l’initiative de Carlos Larronde, son ami de longue date, en dépit de l’expérience malheureuse des Veilleurs et de sa gestion douteuse de la Maison de Balzac dont il avait été conservateur (14/05/1929). Limité à douze membres dont les tenues vestimentaires (très théatrales) étaient déjà fixées, le programme du groupe devait être soumis à l’approbation de Guénon ; Milosz promettant de communiquer ses observations à Chauvet (8/10/1929). Il ne reprit contact qu’en juin 1930 pour faire état de ses retrouvailles avec Gary de Lacroze, le « successeur » de Péladan à la tête de la Rose-Croix qui dirigeait une revue du Monde latin et réunissait des « anciens » du Voile d’Isis, Pouvourville (1861-1940), Guénon etc. Gary était parvenu à la même conclusion : « La vérité est une, elle a son commencement dans une révélation primordiale et sa fin dans la religion fondée par le fils de Dieu, lumière spirituelle incarnée. » Il n’était plus question du groupe projeté. Les dernières lettres, en 1934 et 1935 prenaient une tournure apocalyptique : « le châtiment est proche... l’Église venue directement de Dieu par le saint peuple juif depuis le paradis terrestre a raison contre la science rationnelle... que nous importe la science des Guénon et des autres !» (11/12/1934).

4 - L’espoir déçu d’un lien avec René Guénon

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Renée de Brimont 


 Les deux hommes se connaissaient s’étant rencontrés à la librairie Chacornac avec le peintre Albert Gleizes (1881-1953), Gary de Lacroze, J. Chauvet, le poète V. E. Michelet (1861-1938), le Dr. Allendy. La plupart fréquentaient le salon de la baronne Renée de Brimont (1880-1943) et de Nathalie Barney amies très chères de Milosz. Il avait lu Guénon, sa bibliothèque comptait: l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Orient et Occident, Le Roi du Monde, Autorité spirituelle et pouvoir temporel. Du côté guénonien, Jean Reyor (1905-1988) devait publier sur Milosz dans Le Voile d’Isis et Guénon cita, on l’a vu, Les Arcanes, à propos de la notion de « Noble voyageur » notion clef de la transmission initiatique. Le passage d’où il était extrait développant sur le temps, le vide et l’espace des considérations ayant un air de famille avec la pensée guénonienne.

Les cinq lettres ne comportent pas de réponse à la question annoncée à Chauvet mais font écho à des conversations amicales échangées.
1) Lettre adressée au 51 rue Saint-Louis-en-l’Ile du 20/06/1929 pour organiser le dîner convenu chez R. de Brimont (dîner italien, en souvenir de sa grand-mère après une promenade dans les jardins de Notre-Dame).
2) Lettre du 8/07/1929 : En réponse à Guénon avec qui il tombe d’accord sur l’interprétation de l’affaire des Protocoles des Sages de Sion et la responsabilité de la police tsariste ; suit une violente charge contre les théosophes (« épiciers lémuriens et concierges atlantes qui pullulent dans ces milieux »), bien loin de ce qu’il avait écrit dans L’Affranchi. Il invoquait les pogroms de Nicolas II avec ce commentaire surprenant, compte tenu de ses origines : « Je n’aime guère les Juifs cependant je leur suis reconnaissant de nous avoir donné des prophètes et des rois... ».
3) Lettre du 11/07/1931 (voir fichier .pdf), au 51 rue Saint-Louis-en-l’Ile, pour remercier de l’envoi du Symbolisme de la Croix qu’il a lu et médité comme les livres sacrés et pour recommander Les hommes, leurs formes, leurs nature, leurs amours, de Gary de Lacroze, traité de physiognomonie (chez l’auteur).
4) Lettre du 29/02/1932 (voir fichier .pdf), toujours au 51... carte de visite de remerciement pour l’envoi de cette magnifique lecture Les États multiples de l’Être.
5) Lettre du 16/05/1932, au Caire ; il y expose son dégoût de l’Europe qui n’a même pas « comme l’Amérique l’excuse de la barbarie et de l’ingénuité... », il fondait néanmoins quelques espoirs sur la « race méditerranéenne » et revenait à son projet de philosophie politique de la chrétienté en accompagnant de considérations de géographie sacrée assez peu claires.

Conclusion

Pourquoi l’échange a-t-il tourné court ? Plusieurs raisons semblent s’être mêlées. Son instabilité tout d’abord avec un « côté visionnaire » exclusivement religieux qui ne pouvait que susciter la méfiance de Guénon. Après son « immutation » à la façon de Postel il écrit à Chauvet: « La voie (catholique) dans laquelle vous vous êtes engagé, cher ami, est la voie unique, elle seule conduit à la science totale, parfaite… Que nous importe la science des Guénon et des autres ! » (11/12/1934). Son état chronique de désespérance également : « O Nathalie ! Pourquoi sommes-nous ce que nous sommes ? Je vois la solitude devant moi comme une éternité... » (à N. Barney, 26/09/1921).
Les liens conservés avec les théosophes (Les centres apostoliques considérés comme la partie secrète de la Théosophie…) étaient également propres à inquiéter Guénon qui soupçonnait Schwaller d’être un agent de la contre-initiation (la sorcellerie entretenue autour des pyramides en était un signe), enfin il ne pouvait prendre au sérieux le livre de Gary de Lacroze.

Certes Guénon n’y regardait pas de si près dans d’autres circonstances, sa correspondance avec le Roumain Lovinescu le montre, mais on peut penser que la doctrine développée dans Ars Magna et Les Arcanes ne pouvait lui paraître que trop « individuelle ».




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