CESNUR - Centro Studi sulle Nuove Religioni diretto da Massimo Introvigne
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Dick Anthony - Massimo Introvigne : Le Lavage de cerveau : mythe ou réalité ?, L'Harmattan, Paris 2006, 200 p., euro 17,50.

Compte-rendu par Jean-Bruno Renard (Archives de Sciences Sociales des Religions, 52ème année, avril-juin 2007, no. 138, p. 97-99)

Massimo Introvigne
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Cet ouvrage est la traduction d'un livre italien publié en 2002 chez Elledici (Leumann, Turin) par Massimo Introvigne, historien, sociologue et juriste, spécialiste reconnu des nouveaux mouvements religieux et directeur-fondateur du CESNUR (Centre d'études sur les nouvelles religions). Bien quelle suive de très près le texte original italien, cette version française est cosignée par Dick Anthony, psychologue américain, expert auprès des tribunaux pour les affaires concernant les sectes, sans doute parce que cet auteur, souvent cité dans le livre, fut un des principaux inspirateurs du travail de M. Introvigne. L'ouvrage français est également augmenté d'une préface rédigée par Thomas Robbins, sociologue des religions et coauteur de plusieurs études sur la notion de « lavage de cerveau ». Alliant l’érudition a la clarté d'expression, cet ouvrage stimulant se situe au croisement de la psychologie, de la sociologie et du droit. Il présente l'historique de la notion de « lavage de cerveau » et les controverses auxquelles celle-ci a donné lieu.

Les auteurs rappellent a juste titre que la croyance en des influences extérieures qui exercent un ascendant sur des personnes et les font agir contre leur volonté est attestée depuis des temps anciens : qu'il s'agisse de la possession par des esprits démoniaques, de l'ensorcellement par la magie ou de la « fascination » exercée par ceux qui ont « le mauvais oeil ». Le « magnétisme » du XVIIIème siècle puis l'hypnose au XXème font passer le pouvoir d'influence de la magie a la « science ». Dès le XIXème siècle, des conversions religieuses sont attribuées à la manipulation mentale : c'est ainsi que des adversaires de Joseph Smith, le prophète des mormons, ont prétendu que celui-ci avait appris d'un « mesmériste allemand » des techniques capables de subjuguer ses adeptes (pp. 35-37). Dans les années 1930, la montée des régimes totalitaires va accréditer l'idée de l'existence de méthodes d'endoctrinement de masse, comme en témoignent aussi bien des oeuvres de fiction comme le film de Fritz Lang Le Testament du Dr Mabuse (1933) que des essais tels celui de Serge Tchakhotine, Le Viol des foules par la propagande politique (1939). En 1945, Richard Lockridge et George Estabrooks (auteur en 1943 d'un livre sur l'hypnotisme) publient un roman d'espionnage dans lequel des nazis inventent une technique de contrôle mental amenant des officiers américains à accomplir des actes de sabotage. En 1949, deux universitaires américains, George Counts et Nucia Lodge, dénoncent dans une étude « le système soviétique de contrôle mental ». L'expression brainwashing apparaît pour la première fois le 24 septembre 1950 dans un article du Miami Daily News traitant de méthodes utilisées par les communistes chinois pour « retourner » des prisonniers de guerre ou des détenus politiques. Il était signé par Edward Hunter, journaliste qui fut aussi agent de l'OSS puis de la CIA.

Les auteurs distinguent trois périodes dans l'histoire de la notion de « lavage de cerveau »: la période anticommuniste de 1950 à la fin des années 1960, la période de la « première guerre anti-sectes » dans les années 1970-1980 et la période de la « seconde guerre anti-sectes » dans les années 1990.

De 1950 à la fin des années 1960, l'expression « lavage de cerveau » désigne des pratiques d'endoctrinement utilisées par les communistes chinois et coréens. Un roman de Richard Condon, The Manchurian Candidate (1959), imagine que les communistes ont programmé un attentat contre un homme politique américain par suggestion post-hypnotique d'un prisonnier de guerre. Un film célebre a été adapté du roman en 1962 par John Frankenheimer (titre français : Un crime dans la tête). Des chercheurs américains étudièrent dans les années 1950 les prisonniers revenus de Chine ou de Corée et ayant subi un « lavage de cerveau ». Ces auteurs préfèrent d'ailleurs parler de « persuasion coercitive », comme le psychosociologue Edgar Schein, ou de « thought reform » (littéralement « réforme de la pensée », mais mieux rendu en français par le terme « rééducation » ) chez le psychiatre Robert Lifton. Ils s'inspirent, dans leurs analyses, de deux courants de la psychologie : la psychologie du comportement conditionné (Pavlov, Watson, Skinner) et la psychanalyse de la « personnalité autoritaire » (Wilhelm Reich, Erich Fromm). Le résultats de ces travaux, publiés en 1961, montrent d'une part que les pratiques utilisées sont des mauvais traitements physiques (souvent la torture) doublés d'un endoctrinement procommuniste intensif, d'autre part que l'efficacité de ces méthodes est quasi-nulle car une infime minorité de prisonniers ayant subi un tel traitement a décidé de vivre en Chine et aucun de ceux qui sont revenus aux États-Unis ne s'est rallié au communisme. Parallèlement, la CIA a engagé des recherches, de 1953 à la fin des années 1960, dans le but de mettre au point une technique de lavage de cerveau, par conditionnement, hypnose et usage de drogues (dont le LSD), mais ces expériences n'aboutirent pas, sinon a créer chez les sujets des états d'amnésie, de confusion et de faux souvenirs. Pour reprendre une métaphore de Edward Hunter, citée par les auteurs, on peut « décolorer » un cerveau en le « lavant » - réduisant le sujet a un état d'hébétude - mais il est impossible de le « recolorer » en créant une nouvelle personnalité avec des idées opposées aux idées précédentes. Néanmoins, l'idée de « lavage de cerveau » s'est largement répandue dans le grand public.

Dans les années 1970-1980, la notion va être appliquée aux mouvements religieux et servir dans la lutte anti-sectes d'« arme sociale», selon l'expression du sociologue James Richardson (cf. Massimo Introvigne et J. Gordon Melton (dirs.), Pour en finir avec les sectes, Turin-Paris-Milan, CESNUR-Di Giovanni, 1996, p. 94). Déjà en 1957, le psychiatre anglais William Sargant, disciple de Pavlov, avait utilisé la théorie du « lavage de cerveau » pour expliquer les conversions religieuses. Les principaux représentants de ce courant aux États-Unis sont la psychologue clinicienne Margaret Singer et le sociologue Richard Ofshe. Ils interviennent comme témoins à charge dans les procès menés contre des sectes et obtiennent souvent gain de cause. Parallèlement, les années 1970 voient la multiplication des « déprogrammeurs », qui font profession, à la demande des familles, d'enlever des adeptes des sectes et de supprimer les effets d'un prétendu « lavage de cerveau ». Cette pratique sera abandonnée dans les années 1990. L'unanimité est loin d'être établie dans le milieu scientifique : en 1986, l'American Psychological Association juge un rapport d'un comité d'enquête sur le lavage de cerveau comme non scientifique et l'American Sociological Association considère comme non prouvée l'application aux sectes de la théorie de la persuasion coercitive. En Italie, l'article 603 du code pénal, qui depuis 1889 punit le « délit de suggestion »(plagio), est déclaré illégitime par la Cour constitutionnelle en 1981. Les tribunaux américains vont finir par estimer irrecevables les arguments faisant référence au « lavage de cerveau ».

Les années 1990, qui voient les tragédies des suicides collectifs du Temple Solaire (1994-1997) et du Heaven's Gate (1997), connaissent une nouvelle offensive anti-sectes, reflétée dans les rapports d'enquête demandés par les gouvernements en Suisse, en Belgique et en France (rapports parlementaires de 1996 et 1999). La notion de lavage de cerveau est modernisée et devient le critère qui permettrait de distinguer la secte de la religion. Des théories comme celle du psychiatre français Jean-Marie Abgrall (La mécanique des sectes, 1996) convoquent, outre l'hypnose, la psychanalyse du transfert et de la régression ainsi que la psychologie de la dépendance. Des sociologues comme Benjamin Zablocki et Stephen Kent redéfinissent le lavage de cerveau comme une méthode pour conserver des adeptes dans un groupe plutôt que pour rallier de nouveaux membres.

Les procès contre les sectes appellent à la barre des experts témoins à charge comme Jean-Marie Abgrall ou à décharge comme Dick Anthony. Face aux craintes des religions dominantes et aux critiques des sociologues des religions, l'Assemblée nationale française a renoncé, malgré le rapport sur les sectes de 1996, a créer un délit de « manipulation mentale » ou de « déstabilisation mentale ». Parce que des méthodes « légitimes » d'influence mentale se développent, comme l'hypnose pour arreter de fumer, les thérapies comportementales pour lutter contre les phobies, ou la programmation neurolinguistique, il apparait que c'est moins la méthode elle-même qui doit être jugée que l'objectif poursuivi. Sans compter, évidemment, ces techniques ordinaires d'influence que sont l'éducation, la catéchèse, la publicité et la propagande. C'est ainsi que les spécialistes des mouvements religieux s'attachent moins à distinguer de manière manichéenne les religions et les « sectes » qu’à étudier les effets nocifs et les effets bénéfiques observables dans n'importe quel groupement religieux ou politique. Il s'agit d'étudier quels sont les facteurs qui déclenchent le suicide de masse, la violence ou le terrorisme, et par conséquent de déterminer quels sont les groupes « à risque ». Par ailleurs, on sait que l'environnement social et l'attitude de la société vis-à-vis d'un mouvement religieux influencent aussi les comportements de ses membres.

L'ouvrage est assez convaincant et l'on admettra volontiers avec les auteurs que le « lavage de cerveau » - au sens de technique, brutale ou douce, de modification permanente de l'orientation doctrinale d'une personne contre sa volonté - n'est pas une théorie pertinente pour expliquer la conversion et que cette notion a plutôt été un instrument idéologique de discrimination contre des minorités religieuses (p. 184). Toutefois, il reste une difficulté car l'ouvrage prétend à la fois rendre compte de la controverse autour du « lavage de cerveau » et prendre parti dans cette controverse. Les auteurs ont parfois tendance à « forcer le trait » pour aller dans le sens de leurs convictions : ainsi ils interpretent la réaction de l'American Psychological Association au rapport remis par un comité d'étude sur le lavage de cerveau comme un rejet de cette notion jugée comme non scientifique, alors que l'APA a simplement refusé de prendre position estimant que le rapport manquait d'une approche critique équilibrée (cf. Véronique Campion-Vincent, La société parano, Paris, Payot, 2005, p. 115). Le livre de Dick Anthony et Massimo Introvigne s'intitule Le lavage de cerveau : mythe ou réalité ? Le sous-titre invite a une réponse exclusive, qui est ici : le lavage de cerveau est un mythe. Un point de vue plus nuancé aurait préféré le sous-titre « mythe et réalité ».