La thèse de Xavier Accart: René Guénon ou le renversement des clartés, Milan, Archè, 2005, a attiré l’attention sur les problèmes de réception de l’oeuvre du maître de Blois et cela à l’intérieur d’un milieu fermé, celui des écrivains et intellectuels parisiens depuis ses premières publications (1920) à nos jours. S’il y a, dans ce cas, unité de lieu et d’action, à défaut de celui de temps, on imagine sans peine les distorsions générées par une lecture mondialisée, dans le même temps, et répandue dans des milieux culturels hétérogènes. De façon générale la mondialisation pose le problème de l’identité et des racines qui constituaient justement l’objet principal de cette oeuvre.
Pourquoi métamorphoses? Par ce que le changement radical de perspective historique, la décolonisation ou la dévaluation du modèle démocratique occidental par exemple, a donné un autre sens aux remèdes préconisés pour les maux d’un autre temps.
Pourquoi anamorphoses ? Par ce que le miroir déformant des mutations de société contemporaines renvoie néanmoins à une image cohérente du sens de l’œuvre guénonienne et lui garantit une large audience dans le monde contemporain. Il est permis de penser ici à une certaine analogie d’approche avec la peinture de Piero Della Francesca ; ils ont en commun le goût de la recherche mathématique et celui de susciter par la « juste proportion » la présence de la lumière spirituelle ; une mise en rapport de la réalité avec la présence de l’esprit.
De plus, la mondialisation a été un élément central de la stratégie guénonienne éditoriale globale focalisée sur les faiblesses et les erreurs de l’Occident qui avait besoin de l’aide de l’Orient pour un redressement spirituel. Il a lutté constamment contre l’illusion des divisions nationales, religieuses et culturelles faisant de la notion de Tradition primordiale la pierre d’angle de son propos : les lois de descente du cycle historique entraînaient la fragmentation et la diversité.
La grande différence entre l’époque actuelle et celle de la rédaction de ses ouvrages tient au fait qu’il était l’héritier direct de l’antimodernité catholique du XIXe siècle, un temps où l’on pouvait considérer que l’ordre général était menacé par « l’exception française » alors que l’époque actuelle donne à penser que le désordre s’est généralisé.
Etat des lieux
Le bilan quantitatif de l’œuvre de Guénon est impressionnant ; il est présent chez les grands éditeurs français dès l’époque de ses premières publications, Alcan, Rivière, Bossard. On trouve aujourd’hui dix titres chez Gallimard, comprenant les ouvrages posthumes, sous forme de recueils d’articles, six aux Etudes Traditionnelles plus une dizaine de réeditions , deux, dont un inédit chez Archè. Il est présent dans les collections de grande diffusion, Idées ou 10/18. Il figure, évidemment, dans tous les grands dictionnaires en langue française, déjà Gaétan Picon, en 1954, l’avait cité dans son Panorama des idées contemporaines ; des traductions ont été réalisées dans toutes les grandes langues européennes, principalement en italien et en anglais, mais on le trouve également en hongrois, en suédois etc. Huit cent cinquante titres lui avaient été consacrés en 2005 (voir X.Accart), y compris des instruments de travail avec l’index d’André Désilets, ou le « manuel de Jean-Marc Vivenza. Bilan d’autant plus satisfaisant qu’il correspond à une volonté, une véritable stratégie éditoriale comme le montrent ses correspondances avec le brésilien Fernando Galvao ou l’indo-anglo-américain Coomaraswamy.
Un autre volet important de l’impact de son œuvre réside dans la constitution de réseaux fondés sur sa pensée en lien avec la nécessité d’une transformation de la vie : réseaux institutionnels comme les tariqah soufies en France, en Italie, aux Etats-Unis ; Loges maçonniques en France et en Italie- réseaux cercles d’études GrangierWinter en France, réseaux sud-américains autour de F.Garcia-Bazan et Federico Gonzales, ; réseaux russes avec Arthur Medvedev, roumains avec Mgr. Scrima, Sandu Tudor et le « Buisson Ardent », géorgiens avec Mme Djakely, etc.
Le rapport aux institutions a radicalement changé depuis les années 1900 dans l’Occident où l’œuvre a été conçue, tant Eglises que Université ou cadres où se structure la vie de la « société complexe » des démocraties en général. Le discours « culturellement révolutionnaire » de RG, même s’il était antidémocratique, est devenu « conservateur », lié aux racines : une lecture « postmoderne » qui ne retient pas l’icononoclasme premier que le temps a banalisé mais raisonne à partir des problèmes de sociétés encore plus éclatées qu’en son temps. Sa méfiance systématique à l’égard de l’Eglise et de l’Université peut paraître dépassée ; il en va de même de sa construction théorique de l’initiation et de la contre-initiation dans des sociétés qui ont fait depuis l’expérience de la recomposition du religieux en réseaux et de la retribalisation des réseaux de communication. Le rapport Orient/Occident a aussi radicalement changé. Il suffit, sur ce point, de considérer les positions des groupes de confréries soufis de convertis à l’Islam sur les bases définies par Guénon (particulièrement en France et en Italie) par rapport aux religions socialement instituées pour mesurer le chemin parcouru depuis les années 1930.
Les mutations par aires culturelles de lecture sont encore plus impressionnantes. Les changements les plus radicaux ont eu lieu en Russie et dans le monde musulman, en lien avec le paysage politique. En Russie, Alexandre Douguine a associé le traditionalisme guénonien à un nouveau regard « eurasiatique » sur les rapports avec les anciennes républiques soviétiques musulmanes. En Islam iranien, la même lecture faite par Seyyed Hossein Nasr, professeur à l’Université de Téhéran et proche de la famille impériale, aujourd’hui à Washington, a pu alimenter des prises de position politiques au service de la révolution de l’Ayatollah Khomeny. Il en va de même avec le Dr.Mahmud d’Al Azhar au Caire qui devait voir dans l’islam universaliste de Guénon un encouragement à une vision fondamentaliste, il prit parti pour l’établissement de la shariya. Au Mahgreb, Guénon a été lu par des élites francophones dans une perspective « confrérique ». Le monde nord-américain se caractérise par une approche universitaire différente dont Coomaraswamy avait été l’initiateur et qui a débouché avec la médiation de Schuon sur la constitution d’un courant « perennialiste » assez différent de la Tradition, stricto sensu, de Guénon. La lecture mondialisée du maître de Blois se réfracte désormais en de multiples facettes aussi éloignées les unes des autres que des préoccupations des riverains de la Loire au début du XXe siècle.
Dans la mesure où l’œuvre a été de « circonstance », utilisant des matériaux documentaires de n’importe quelle origine pour donner le sens traditionnel tout en répondant à des problèmes précis de son temps, la démarche est susceptible d’être reprise à l’infini. Par exemple, la condamnation de l’Action française par le Vatican lui fournit l’occasion de rappeler la supériorité du pouvoir spirituel sur le temporel en s’appuyant sur une reconstitution aléatoire de l’histoire du Moyen Age à partir des légendes templières les plus douteuses. La faiblesse de la documentation renvoie néanmoins à une vision globale pertinente. L’analyse guénonienne renvoie à « la vérité » en mettant en perspective l’occasion et l’argument à la façon dont on a pu parler de perspective secrète à propos de la peinture de Dürer. Son approche symbolique « donne à penser », selon la belle expression de Paul Ricoeur, elle pose en même temps la question du sens, de la place du spirituel dans nos sociétés contemporaines. L’image de l’anamorphose trouve une autre justification dans le caractère individuel de la démarche de la lecture provocant une « ruminatio » nécessaire à tout éveil intérieur, à tout retournement. La constitution de groupes de réflexion autour de sa pensée comme celui de ce prêtre guénonien, l’abbé Gircourt au Lycée Sainte-Geneviève de Versailles où il enseignait les mathématiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a montré que les désaccords permanents d’interprétation, au point de provoquer l’éclatement du groupe, n’invalidaient pas la démarche d’éveil. Le miroir déformant renvoie à ce retournement intérieur nécessaire, il met en évidence une aptitude à transmettre et non pas un corpus de connaissances à transmettre.
Une autre forme d’anamorphose, la « récupération », accompagne malheureusement inévitablement l’interprétation lorsqu’elle se coule dans des cadres institutionnels ou culturels préexistants ; on l’a vu dans la partie « métamorphose » de l’œuvre.
Au total, le texte guénonien, et son statut n’est guère différent de celui de la poésie, appartient à celui qui le lit, que le miroir déformant soit en lui ou dans les mentalités collectives qui le structurent, mais le miroir, et c’est le point essentiel, reforme également.