I L’imaginaire posthumain
Le posthumain désigne l’un des grands courants de l’imaginaire contemporain qui se manifeste dans la littérature, productrice de techno-mythes, la philosophie, la production artistique : cinéma, arts plastiques, bande dessinée. Cette mouvance de l’imaginaire contemporain né dans l’univers culturel nord-américain invente pour un futur proche les conséquences possibles de la convergence entre biotechnologies, intelligence artificielle et nanotechnologies sur l’espèce humaine. Les capacités d’intervention sur le vivant et la matière, la possibilité de concurrencer les mécanismes de l’évolution créent une potentielle nouvelle démiurgie humaine : l’espèce humaine devient capable de transformer ce qui la définissait, d’où l’expression « posthumain » qui désigne le passage à une nouvelle espèce qui pourrait être produite par l’actuelle et la remplacer.
Dans Le Possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, 2003, le philosophe Claude Debru introduit ainsi le thème de l’impact des biotechnologies sur la condition humaine :
Les technologies du vivant nous entraînent dans la dynamique d’une néo-évolution, qui pourrait concurrencer les mécanismes établis de l’évolution biologique. En outre, l’artificialisation programmée du vivant a pour conséquence d’élargir le champ imaginable de cette néo-évolution bien au-delà de la vie telle que nous la connaissons sur terre.[1].
Dans Humain, posthumain[2], l’historien des sciences Dominique Lecourt réduit de manière drastique l’univers posthumain à l'affrontement entre deux variantes : le catastrophisme d’une part et le techno-prophétisme de l’autre, ou dit autrement, d’une part le bio-conservatisme et de l’autre le techno-progressisme. Pour Lecourt, ces deux courants opposés sont issus l’un et l’autre d'une même source religieuse, laquelle assigne au projet technologique une mission salvatrice et millénariste. Si l’on devait accepter cette dichotomie, les techno-progressistes se trouveraient aux Etats-Unis, guruentrepreneur comme Kurzweil, prophète-manager à la William Hasseltine, scientifiques prophétisant : Eric Drexler, Vernor Vinge, Hans Moravec, idéologues futuristes comme Fukuyama, sans oublier le mouvement des entropiens ou des transhumanistes.
Lecourt note que l'on trouve dans le camp des bio-conservateurs, "des individualités prestigieuses" et, parmi elles, nombre de scientifiques, "des autorités spirituelles vénérables" et des responsables politiques. Pour Lecourt, les bio-conservateurs sont représentés par les philosophes allemands Jonas et Habermas. A l’imaginaire de la destruction atomique et de l’eschatologie écologique s’ajoute aujourd’hui un nouvel élément, celui de la dénaturation de l’espèce humaine. Le cardinal Ratzinger devenu pape et lecteur de L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?[3], paru en 2002 est compté parmi les bio-conservateurs.
La chercheuse Marina Maestrutti remarque que « l’Europe commence à trouver des interprètes ‘locaux‘ d’une certaine vision de l’humain ‘transhumain’, projeté vers le techno-mythe de la Singularité. Le Suédois Nick Bostrom et le Britannique David Pearce […] obtiennent le soutien et l’intérêt d’institutions comme l’Université d’Oxford, où se trouve le Future of Humanity Institute[4]». De telles ouvertures, institutionnelles, universitaires, n’existent pas en France, même s’il apparu dans les dernières années un nouvel intérêt intellectuel pour la science-fiction.
La situation de la fiction posthumaine en France
Le phénomène posthumain, l’une des grandes nébuleuses de l’imaginaire contemporain, est déjà lui-même culturellement spécifié. Avec la présence du thème religieux, nous examinerons ici l’une des caractéristiques de sa french version : les variations de l’imaginaire posthumain engendrées par la spécificité culturelle française.
L’imaginaire posthumain en France est lié à la littérature mais aussi aux arts plastiques. Parmi les auteurs reliés à cette mouvance, nous citerons, Jean-Michel Truong, Maurice G. Dantec, Michel Houellebecq, Pierre Bordage, Serge Lehman, Louise L. Lambrichs. Certains viennent de la littérature de science-fiction, Bordage, Lehman. Truong est le seul scientifique, spécialiste d’intelligence artificielle. Chez Dantec comme chez Houellebecq et Louise L. Lambrichs, citée pour le thème du clonage humain dans A ton image, le thème posthumain intervient au milieu d’une œuvre déjà avancée, marquée par le roman policier chez Dantec, le roman psychosociologique chez Houellebecq, la tradition intimiste chez Lambrichs[5].
La réflexion philosophique importe la notion d’ « d’expérience de pensée » au domaine scientifique pour l’appliquer au phénomène posthumain et plus largement à la science-fiction dite spéculative. Le philosophe Yves Michaud dresse un bilan positif de ce mouvement:
[…] la majeure partie des réflexions les plus neuves se développe non pas chez les philosophes, non pas chez les savants et experts, mais dans la littérature de science-fiction et chez certains artistes[6].
Yves Michaud fait ainsi une sorte d’apologie de La possibilité d’une île de Houellebecq, « qui décrit avec beaucoup de justesse les problèmes posés par le désir d’immortalité, le clonage des humains et la mort des sentiments », au même titre que l’œuvre du performer australien Stelarc,
Les thèmes du courant posthumain mettent en avant les conséquences du clonage et en particulier le clonage humain qui constitue sans doute un des grands techno-mythes depuis les deux dernières décennies du XX siècle, mais aussi l’hybridation entre le naturel et l’artificiel, l’organique et le vivant, le neuronal et le digital. Les références au domaine religieux sont particulièrement insistantes dans l’imaginaire posthumain français. Elles peuvent se regrouper autour de quatre grandes figures : le rôle de l’Eglise catholique, le rôle des sectes, la référence gnostique, la présence shamanique.
II L’Eglise catholique dans l’imaginaire posthumain français
La tradition de l’imprécation antimoderne catholique dans l’imaginaire posthumain français
L’une des caractéristiques de l’imaginaire posthumain à la française pourra sembler paradoxale. Ses auteurs les plus importants se réclament d’une tradition anti-moderne…
L’imprécation pessimiste relève chez Dantec à la fois d’une tradition littéraire, - il se réfère à Cioran-, et d’une tradition idéologique, celle de la droite catholique pamphlétaire d’un Léon Bloy qui devient l’un des maîtres à penser de l’auteur, celui-ci n’hésitant pas à reprendre le thème idéologiquement marqué de la décadence. Toutefois, l’auteur à l’inspiration syncrétique se réclame aussi de thèmes deleuziens : la schizophrénie, la synthèse disjonctive. Ainsi le posthumain français s’inscrit dans des traditions séculaires françaises, celle de la dénonciation polémique du progrès, par la droite catholique ultra du XIXe siècle, ou par le courant esthète dans la lignée d’un Nietzsche ou d’un Baudelaire et ses Fusées, comme en témoigne cette diatribe :
Croire et faire croire que le progrès technique est en soi susceptible d’apporter la libération de l’homme est une des plus grotesques mascarades auxquelles se sera livré le petit homme démocratique du XXe siècle[7].
Si le pessimisme futuriste n’est pas l’apanage de cette culture, en témoigne Le meilleur des Mondes d’Huxley, les récits français n’en constituent pas moins une suite de contre-utopies et peut-être surtout une série d’imprécations contre la société française contemporaine. Yves Michaud rapproche Houellebecq, de Philippe Muray, Jelinek, Thomas Bernhardt et manifeste une même répugnance devant la civilisation hédoniste avec son obsession de la santé, de la jeunesse et de la vie quasi-éternelle qui, écrit-il, « rend grotesque ou pitoyable tout discours sur la dignité et la moralité[8]. »
Le personnage principal de La possibilité d’une île est un humoriste professionnel qui doit son succès à la dénonciation de la « médiocrité des classes moyennes en général[9]», citant Schopenhauer et pensant que « la vie, au fond, n’est pas comique[10]», ayant joué le rôle d’« une espèce de Zarathoustra des classes moyennes[11]». Quant à son avatar cloné, il choisit une forme de suicide après avoir déclaré : « Je quitterai sans vrai regret une existence qui ne m’apportait aucune joie effective[12]. »
Le pessimisme imprécateur est l’une des marques de fabrique du récit de Houellebecq - avec ses leitmotive : fin de la socialité et de la sexualité, montée du narcissisme de masse- et de Dantec : l’imaginaire posthumain véhicule une critique culturelle. Chez Dantec, le refus de la France contemporaine passe par des décisions de rupture hautement symboliques : l’exil au Canada puis le baptême catholique qui constitue toujours une sorte de sacrilège ou de scandale dans la vie littéraire française.
Le conflit religieux et civilisationnel
Littérature de laboratoire mais aussi de phantasmes nationaux, le posthumain français est obsédé par les conflits civilisationnels provoqués par un islam conquérant, comme s’il mettait en scénario les thèses d’Huttington, aussi bien dans La possibilité d’une île, Cosmos integrated, Le successeur de Pierre, et L’ange de l’abyme[13] qui se passe dans une Europe déchirée par la guerre de religions, sur l’amplification du modèle du conflit yougoslave, référence récurrente également chez Dantec. Plate-forme de Houellebecq se terminait avec un attentat terroriste islamique en Thaïlande et les conflits guerriers avec l’islam sont l’une des causes de la fin de l’humanité dans La possibilité d’une île. Dantec qui montre dans ses journaux un intérêt soutenu pour les questions géostratégiques invente une dislocation des Etats-Unis et de l’Europe transformé en émirats, ses textes témoignent d’une violence polémique devant ce qu’il considère comme un processus d’islamisation de l’Occident. Parlant du Canada, il écrit : « Je n’ai pas quitté l’Eurabie naissante pour le clonage nord-américain de l’émirat Saoudite ! [14]»
Le rôle et le devenir de l’Eglise catholique
La présence de l’Eglise catholique constitue un thème récurrent du posthumain français. Elle est imaginée de plusieurs manières, soit sous la forme de sa disparition mais aussi de sa survivance, soit sous la forme de la complicité coupable.
La disparition de l’Eglise instituée est mise en scène dans La possibilité d’une île et dans Cosmos integrated. Dans Possibilité d’une île, l’auteur se livre à une futurologie des religions reposant sur la thèse post-weberienne de la subsistance du religieux après la mort de la religion dans l’Europe du désenchantement : déclin des religions instituées, disparition de la croyance monothéiste et de l’Eglise catholique, montée puis déclin de l’islam en Europe, effacement des religions de substitution, comme le bouddhisme ou les autres sectes New Age sous les coups du marketing du raélisme qui « marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de consommation[15]», « réduisant l’existence humaine aux catégories de l’intérêt et du plaisir [16]», mais promettant la vie éternelle…
L’importance du phénomène religieux est soulignée dans le texte : « rien, jamais, ne peut avoir d’importance historique comparable au développement d’une nouvelle religion, ou à l’effondrement d’une religion existante[17]. » Dans le roman de Houellebecq, la disparition de l’Eglise catholique et de manière générale du christianisme est liée à l’accélération d’un processus plus ancien de sécularisation en Occident. Toutefois la disparition de la croyance dominante ne signifie pas le désenchantement définitif du monde à la Max Weber. L’islam dans un premier temps devient la religion prédominante avant lui aussi d’être assimilé. Et surtout la permanence du religieux après le déclin des religions instituées s’exprime dans la reconversion dans les croyances aux techno-mythes promettant un ersatz d’immortalité.
Dans Cosmos integrated, l’Eglise catholique, interdite survit sous sa forme originelle de société clandestine, persécutée, alors que l’Europe a été transformée en émirats islamiques. Mais là aussi, la disparition de l’institution religieuse et la domination islamique ne signifient pas la disparition de la croyance. Le christianisme survit dans les catacombes posthumaines, un cimetière à voitures canadien, alors que les androïdes cherchent à se faire baptiser. L’un des chapitres du livre en référence au livre de Philip Dick, s’intitulent : « Les androïdes rêvent-ils de saints catholiques?[18]».
Autre figure de l’Eglise romaine dans le roman posthumain, celle de l’Eglise coupable, que l’on trouve chez Truong dans Reproduction interdite[19]. Cet auteur du premier roman posthumain français invente une société où le clonage humain rendu légal est fait dans un cadre industriel. Les usines de clone sont décrites dans un parallélisme avec les camps de concentration nazis et la fin du livre relève de la solution finale. Mais le parallélisme historique s’étend aussi au rôle de l’église catholique qui sait que les clones sont en train de devenir des êtres humains à part entière mais qui se tait, alors qu’un prêtre incarnant les supposées valeurs traditionnelles de l’Evangile entre en résistance dans les camps industriels. La complicité du Vatican posthumain constitue une allusion à la politique du Vatican durant la Seconde Guerre Mondiale. Dans un autre de ses livres, Le successeur de Pierre, se retrouve cette vision du complot au sein des hautes sphères de l’Eglise, qui l’apparente à la thématique des thrillers ésotériques.
III Les autres figures du religieux
Le rôle des sectes New Age.
L’évangile du serpent de Pierre Bordage, Babylon Babies et La possibilité d‘une île, mettent en scène l’activité de sectes religieuses[20]. Dans les deux premiers, les sectes sont inventées, dans le dernier, la secte est bien réelle, celle des Raélites qui a défrayé la chronique les années passées pour ses annonces médiatiques concernant d’abord son projet de clonage humain puis sa réalisation mensongère. La secte a réagi de manière positive à sa mise en scène fictive, considérant qu’il en résultait une plus large publicité.
Chez Dantec et Houellebecq, ces sectes ont pour objectif la réalisation pionnière du clonage humain, en dépit des lois humaines. Ce lien entre sectes New Age et pratique posthumaine par clonage se retrouve dans Babylon Babies[21] de Dantec. Cette fois la secte canadienne New Age est inventée mais son objectif est analogue : utiliser la technique du clonage humain. La grande prêtresse de la secte finance des essais clandestins réalisés par une maffia russe. Une mère porteuse est supposée donner naissance à un bébé clone de la prêtresse et ouvrir une technique qui serait appliquée ensuite aux autres membres de la secte. Le résultat n’est pas celui attendu. La mère porteuse se révélant schizophrène donne naissance à deux jumelles dont les capacités cognitives montrent une mutation génétique qui ouvre une voie à une espèce posthumaine.
Ces romans décrivent également les mécanismes et les attitudes de pouvoir à l’intérieur des sectes avec une jubilation voltairienne. Dans son Journal, Dantec en voie de conversion au catholicisme déclare son mépris pour les sectes New Age. Le cynisme, la perversité, le narcissisme constituent les ressorts de la description psychologique des dirigeants de ces institutions. Dans Babylon Babies de Dantec, deux sectes New Age s’affrontent en utilisant la violence, faisant intervenir mafias internationales et groupes de motards canadiens. Dans Possibilité d’une île, des meurtres sont déguisés pour le bien supérieur de la secte : chez les deux auteurs, les sectes ont ainsi des pratiques criminelles.
La référence gnostique
La référence gnostique constitue une autre caractéristique de la présence du religieux dans le roman posthumain français. Dans Le successeur de Pierre, Truong propose une nouvelle version du récit de complot de l’Eglise catholique. La première intrigue s’apparente au scénario de thriller ésotérique, avec l’histoire secrète d’un. rouleau de papyrus nestorien qui contient les authentiques paroles de Jésus à Pierre sur la route de Césarée et qui sur le modèle nestorien confirmerait la non-divinité de Jésus. Cette première intrigue s’emboîte dans une seconde, de facture posthumaine. A la suite des catastrophes, - sur le modèle de Tchernobyl et du sida-, un « Grand renfermement » des populations est décidé. Les survivants sont parqués dans des pyramides gigantesques où chaque individu est en situation d’isolement. Alors que le premier roman de Truong ratait l’internet, cette fois, au contraire, la réalité virtuelle est le mode de rencontre des isolés. Le roman présente deux grandes figures liées au religieux, celle du gnosticisme, mais aussi celle du messianisme, le protagoniste devient l’équivalent d’un Messie. Le message de l’évangile est réinterprété dans un détournement gnostique : la parole du Christ annoncerait justement l’avènement du posthumain, ce qui constitue une mise en fiction de l’idée maîtresse d’un texte d’essai du même auteur, Totalement inhumaine (2001), celle de la Singularité. Cette idée inventée par Vernor Vinge est reprise par Ray Kurzweil, dans son The singularity is Near[22] : la « Singularité » désigne le moment où l’univers machinique commandé par l’intelligence artificielle deviendrait assez puissant pour dépasser le monde des humains et lui succéder. Le moment de la « Singularité » qui marquerait concrètement avec l’avènement d’intelligences super-humaines, la fin de l’ère humaine est supposé advenir dans les cinquante prochaines années. Truong, dans son essai Totalement inhumaine se fait le sombre prophète de ce moment qu’il appelle le « Successeur » et dont il donne une version romanesque dans Le successeur de Pierre : « J’appelle Successeur cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience[23].» La prophétie du Successeur, la forme à venir de domination de l’intelligence artificielle sur l’espèce humaine, permet à l’auteur de terminer son livre sur un grand moment de pessimisme anti-humaniste avec la « désintégration de l’humanité[24]» qui débouche sur une apocalypse cosmique.
Cet enseignement, le voici :
« Au début était le Verbe et le Verbe était avec dieu…et le Verbe s’est fait chair et il a planté sa tente parmi nous. Mais l’homme n’est pas l’hôte du Verbe pour l’éternité, le tabernacle où Il aurait élu domicile jusqu’à la fin des temps. Il n’est pour Lui qu’un séjour provisoire, un gîte d’étape, un havre précaire au long de Son exode en quête d’une résidence définitive. Car c’est une demeure indestructible que cherche le Verbe.[25]. »
Chez Dantec, la référence gnostique prend une double forme, celle d’une croyance personnelle, tout d’abord. Dans son Journal, l’auteur rédige une profession de foi qui se veut catholique mais qui est plus proche d’une religion personnelle s’inspirant de la tradition gnostique et d’une vision littéraire à la Lawrence. Le personnage du Christ présenté comme porteur d’un message de bonté universelle est opposé à la réalité mortifère de l’Eglise. La croyance gnostique se traduit également en figures de récit. Dans Cosmos intergrated, une androïde travailleuse sexuelle, Marie-Madeleine posthumaine, cherche à se faire baptiser dans un monde où les Eglises constituées sont déclarées illégales. Un autre être révèle une nature angélique et se métamorphose en une lumière archétypique.
Le shamanisme
Tout en recyclant des archétypes millénaires, des références aux traditions chrétiennes marginalisées, l’imaginaire posthumain intègre aussi le shamanisme. Babylon Babies propose un lien entre shamanisme et high tech. Ce lien constitue sans doute une synthèse disjonctive, notion deleuzienne souvent utilisée par Dantec. On rappellera aussi chez Deleuze les commentaires sur les dits du shaman Don Juan de l’œuvre de Castaneda. Chez Dantec, l’alliance du techno-shamanisme entre les shamans canadiens et les hackers débouchent sur l’une des rares notes positives de l’imaginaire posthumain français, une utopie, une alliance entre l’expérimentation posthumaine et les sagesses archaïques.
Dans Babylon babies, l’auteur adopte également les thèmes de l’ethnologue Jeremy Narby sur le parallèle entre les études sur l’ADN et les rites shamaniques décrites dans le Serpent cosmique, 1995, étrange rêverie sur l’analogie entre la spirale du code de l’ADN et la spirale des serpents qui accueillent le shaman en début d’hallucination.
Dans L’évangile du Serpent de Pierre Bordage, un jeune indien d’Amazonie,
Vaï-ka’i, soit « maitre-guérisseur », dans la langue des Desanas de Colombie, élevé en Lozère dans la France contemporaine, accomplit des guérisons relevant du miracle, tout en prêchant une religion syncrétique : retour au christianisme primitif, respect de la nature venu des sagesses amérindiennes, prêche pour « un nomadisme spirituel, un détachement progressif des biens de ce monde, l’abandon de cette notion de propriété, de frontières[26]. »
Conclusion
L’imaginaire posthumain français intègre de manière constante une réflexion élaborée sur le religieux. Si le terme d’« expérience de pensée » est maintenant utilisé pour désigner dans le roman ou les arts l’aspect spéculatif de la science-fiction posthumaine, nul doute que le roman posthumain français constitue une plate-forme privilégiée d’expériences de pensée sur le devenir du religieux, avec ces développements sur les religions instituées, les conflits religieux, le devenir du religieux après le religieux, le rôle des sectes. L’imaginaire posthumain recycle avec ses techno-mythes d’anciens mythes, comme celui de la démiurgie prométhéenne et traite de l’un des désirs fondamentaux de l’humanité, pris en compte par les religions : l’immortalité. Le roman posthumain français en traitant du religieux à venir parle tout autant du religieux au présent et son angoisse de l’islam par exemple renvoie aux phantasmes contemporains qu’un Huttington avait théorisés dans sa vision des conflits civilisationnels.
[1] Claude Debru, Le Possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, Paris, P.U.F, 2003, p .2.
[2] Voir Dominique Lecourt, Humain, post-humain, Paris, PUF, 2003.
[3] Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral, trad. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.
[4] Marina Maestrutti , « La singularité technologique : un chemin vers le posthumain ? », Vivant, L’actualité des sciences et débats sur le vivant, http://www.vivantinfo.com/index.php?id=141
[5] La liste ne saurait être exhaustive. Le choix s’est fait à partir de l’importance actuellement reconnue de ces œuvres.
[6] Yves Michaud, Humain, Inhumain, Trop Humain : Réflexions sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Paris, Flammarion, Climats, 2006. p 123
[7] Maurice G. Dantec, Le théâtre des opérations, Journal métaphysique et polémique, Paris, Gallimard, folio, 1999, p. 500.
[8] Yves Michaud, Humain, Inhumain, Trop Humain, op. cit., p. 121
Face à la possibilité d’une humanité dévastée par l’hédonisme, il en appelle au discours imprécateur :« […] il faut laisser la parole ici aux grands imprécateurs de notre temps, de Thomas Bernhardt à Elfriede Jelinek ou Philippe Muray, pour décrire la profondeur de la dégradation et de l’avilissement de cette humanité festive, égoïste, craintive, médicalisée et assurée, chirurgie-esthétisée, anabolisée et siliconée » Ibid., p. 121
[9] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005. p.21.
[10] Ibid., p. 387.
[11] Ibid., p. 412.
[12] Ibid., p 168.
[13] Pierre Bordage, L’ange de l’abîme, Paris, Livre de poche, réed, 2006.
[14] Maurice G. Dantec, American Black Box, Paris, Albin Michel, 2007, p. 555.
[15] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, op. cit., p. 356
[16] Ibid., p. 360
[17] Ibid., p. 371
[18] Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated, Paris, Albin Michel, 2005. p. 98
[19] Jean-Michel Truong, Reproduction interdite, Paris, Plon, rééd, 1999.
[20] L’expression « sectes religieuses » dont on connaît l’ambigüité est néanmoins utilisée ici dans la mesure où elle est le terme employé dans ces textes de fiction.
[21] Maurice G. Dantec, Babylon babies, Paris, Gallimard, folio, 2001.
[22] The Singularity Is Near: When Humans Transcend Biology, Viking Penguin, 2005 de Ray Kurzweil, est une adaptation du livre de 1999, The Age of Spiritual Machines, lui-même adaptation de The Age of Intelligent Machines publié en 1987.
[23] Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 51.
[24] Ibid., p. 217
[25] Jean-Michel Truong, Le successeur de Pierre, Paris, Pocket, 2006 (1e éd, Editions Denoël, 1999), p. 567.
[26] Pierre Bordage, L’évangile du serpent, Paris, Gallimard, folio, p 179.