Si le procès de sécularisation n'a pas conduit à la disparition de la religion, du moins a-t-il produit un changement profond à la manière de comprendre la relation entre la religion et la société, et surtout engendré une nouvelle conception de la religion même. Cependant, le nouvel intérêt aussi bien individuel que collectif pour la sphère religieuse ne peut pas être décrit simplement comme la persistance des formes religieuses de l'époque traditionnelle, mais semble-t-il comme la réorganisation du rapport avec le sacré dans une époque définie comme "post séculaire".
C’est Filippo Barbano qui a proposé l'idée d’"époque post séculaire" en affirmant qu'il ne s'agit pas de nier les dynamiques propres à la sécularisation, mais plutôt d'enregistrer la manière dont ces dynamiques ont de fait conclu une époque, et en ont ouvert une nouvelle dans laquelle il est possible de retrouver, (je cite), "les signes, les indicateurs, les sources des nouvelles dispositions spirituelles de la connaissance religieuse, de la différence toujours plus étendue des formes spirituelles, des conditions socioculturelles qui expriment nos besoins de sacré et de religiosité, de spiritualité et de morale" (fin de citation).
En précisant cette idée, Luigi Berzano affirme qu’il faut entendre par religiosité post séculaire l'ensemble des croyances et des formes sociales, culturelles et symboliques qui se réfèrent à des expériences particulières du sacré ou du religieux, qui se forment comme résultat ou comme réponse à la phase de la sécularisation.
C’est à l'intérieur d’un tel débat sur l'époque post séculaire que nous pouvons placer la distinction entre la dimension religieuse et la dimension spirituelle. En effet, un des fruits de la sécularisation semble être celui d'avoir définitivement séparé l'élément subjectif de l’élément objectif de la croyance pour avoir d'un côté les institutions religieuses traditionnelles, et de l'autre la liberté de choix du sujet qui légitime sa propre relation avec le sacré.
L'objectif de ma présentation est d'analyser d’une manière particulière une forme sociale, une manifestation qui se situe entre le folklore et la spiritualité, qui peut être définie comme post séculaire. D’ailleurs la manifestation celtique en Vallée d'Aoste est définie, par les mêmes organisateurs, comme une manifestation « spirituelle mais non pas religieuse ». Elle semble être vraiment un exemple par lequel peut être révélé, même dans un milieu en majorité catholique, le rapport entre religion et spiritualité, en faisant place à une conscience plus profonde du ‘je’. Les valeurs qui prédominent dans ce rendez-vous annuel sont les émotions, la santé, la réalisation personnelle, la recherche du sens de l'existence et la relation avec le cosmos et la nature. Il y a aussi l'intérêt de la méditation profonde, les techniques de décontraction du corps et l'attention du bien-être physique et spirituel.
La reviviscence celtique est caractérisée par le désir d'un contact profond avec le ‘je’ intérieur et d’un nouveau rapport d'échange d'énergies avec la nature et les hommes, dans une sorte de "spiritualité immanente" qui se fonde sur le respect et la sauvegarde de la planète Terre, de la nature, du milieu et du territoire; le respect et la sauvegarde de la personne humaine et de chaque être vivant; le respect et la sauvegarde de la vie en soi.
Cette reviviscence n'est rien d’autre que la redécouverte moderne d'un peuple qui en réalité, a laissé beaucoup de traces de lui dans notre histoire. En effet beaucoup d'éléments de la spiritualité des Celtes sont arrivés jusqu'à nous cachés dans d’autres traditions culturelles et religieuses, d’autres mythes et légendes, et d’autres sanctuaires et dans la musique populaire. Plusieurs endroits sacrés des Celtes ont été érigés en temples de culte chrétien; de nombreuses divinités des Celtes sont devenues des saints chrétiens, (par exemple Brigit, la plus importante déesse est devenue Sainte Brigide, sainte thaumaturge); de même quelques fêtes sont à l'origine de rendez-vous modernes : c’est le cas de la fête de Samain qui est devenue Halloween.
Aujourd'hui on constate aussi la redécouverte, avec une grande insistance, de la culture celte par des mass-médias et par la culture de masse: il suffit penser aux différents films et livres ‘fantasy’ et ‘horror’ dans lesquels on voit gnomes, elfes, prestidigitateurs (deux sur tous : le film célèbre de Peter Jackson tiré du livre homonyme de Tolkien "Le Seigneur des anneaux" et "L’histoire infinie" tirée du livre d'Ende). Il suffit penser en outre aux bandes dessinées pour enfants, à la littérature pour enfants et jeunes, aux différents pubs et cafés dans lesquels on écoute la musique celtique et on apprend les danses irlandaises. Une brève recherche sur Internet offre des pages de connexions avec des associations culturelles, des festivals, des cours ‘d'Irish dance’, etc.
Parmi les groupes qui s'inspirent de cette culture il est possible de distinguer des objectifs et des sensibilités différentes. Il existe en premier lieu un courant traditionnel, représenté par des agrégations d'inspiration religieuse qui professent encore les traits du druidisme. En deuxième lieu, il y a des groupes et des associations culturelles qui se fixent comme objectif celui de transmettre et de faire connaître la culture celtique. Il y a aussi un courant qui se manifeste dans la ‘popular culture’ et enfin, le courant folklorique qui s'exprime à travers les manifestations telles que les festivals, les fêtes, la musique et les évocations historiques.
C’est dans ce cadre qui s'insère le ‘Clan Mor Arth’ (Clan de la Grande Ourse) organisé par le groupe celtique, la manifestation qui est l’objet de notre recherche. Il s'agit d'un groupe d'amateurs de la culture celte, né en Vallée d'Aoste, dans lequel s'affirment deux principaux aspects : un aspect informel, représenté par les valeurs et les relations intérieures et extérieures au groupe et un aspect formel, né en 1999, avec la constitution de l'association culturelle à but non-lucratif. La structure est celle d'une famille élargie dont les membres sont reconnus par le ‘tartan’ (un dessin particulier réalisé avec des fils de tissu coloré entrelacés) et par le symbole de l'Ourse. Ce groupe est composé de sept familles dont les membres ont un âge variable (des nouveaux-nés jusqu’aux sexagénaires et plus), et où l’amitié ressentie à son intérieur est très grande. On peut distinguer un Chef du Clan, aidé par un ‘Tanaisde’, le deuxième chef du clan, le Conseil Tribal et l'assemblée du Clan. Les associés inscrits deviennent membres à part entière du véritable Clan (la partie "familiale"), après avoir payé une cotisation associative et subi une période d’épreuve d’une durée d'un an et après l'acceptation de l'assemblée Tribale. Pendant cette période on vérifie la capacité des membres potentiels à mettre en pratique avec les préceptes du celtisme et les règles de la communauté qui sont : primo, le respect de la nature dans toutes ses formes et de l'être humain; secundo, se prodiguer pour aider les autres et aimer les enfants qui sont l’élément vital pour la survie et l'harmonie de chaque civilisation. Tertio, les candidats doivent avoir atteint un bon équilibre intérieur et respecter l'égalité entre homme et femme. Enfin, on demande une bonne résistance à la tension physique et psychologique provoquée par la fatigue pour garantir le contrôle de la nervosité due à plusieurs heures de travail, vu que chaque membre participe aux projets qui impliquent le clan entier, le support des camarades est d'une importance vitale.
La manifestation annuelle celtique, organisée par ce groupe, est le festival international de Musique, art et culture celte le plus célèbre parmi les différents rendez-vous celtiques répandus dans toute l’Europe, tels que : Celtic Connections à Glasgow en Écosse, Guinness Irish Festival à Sion en Suisse, Festival International des Harpes à l'Isolabona en province d'Imola (Italie), Trigallia Celtic Festival à Ferrare (Italie). Cette manifestation attire plus de trente-cinq mille curieux et passionnés, en plus des groupes et associations celtes, venant de toute l’Italie, de la France, de la Suisse, de l’Espagne, de l’Irlande, de l’Écosse, de la Bretagne, du Canada et des États-Unis. Ce groupe a organisé sa dixième manifestation celtique annuelle en 2006, en Vallée d'Aoste, région jadis habitée par les Salasses, un peuple celtique de la civilisation de Hallstatt, à l’époque préromaine. Il y a plusieurs rencontres et rendez-vous qui se succèdent, du 21 juin au 9 juillet, dans toute la région et à Chamonix, (en France, au-delà du tunnel du Mont Blanc).
A ces rendez-vous, participent tous les clans qui font partie de la Confédération ‘Gaule Cisalpine’ et d'autres confédérations comme : la Maison du Grain et du Soleil, le Peuple Bibrax, le Peuple du Sacré Bois, les Insubres, le Clan du Dragon, etc. C’est l'occasion pour célébrer ‘Halban Heruin’, le Solstice d'été, le jour le plus long de l'an ; une fête porteuse de belle saison et de meilleurs auspices pour une récolte prospère. La cérémonie d’inauguration commence le 21 juin au pas du Petit Saint Bernard et elle est caractérisée par la contemplation du couché du soleil, particulièrement suggestif dans ce milieu de montagne qui offre à son horizon les sommets les plus hauts des Alpes, avec des concerts, des danses, des reconstructions historiques.
Les rencontres les plus intenses se déroulent dans le Bois du Peuterey, en Val Veny, au pied du mont Blanc, les trois derniers jours de cette rencontre. La manifestation est placée, sous le signe de l'amusement, de la réflexion et de l'évocation historique, le tout pénétré d'une pincée de spiritualité et de suggestion: danses autour du feu pour célébrer la naissance d'une nouvelle saison, manifestations dans lesquelles sont montrées au public sceptique les propriétés (magiques ou pas) des rites et des forces de la nature, exposition des objets typiques de la culture celtique; stage organisé par les différents clans dans lesquels sont enseignés l'art de l'épée, du tir à l'arc et du combat, de la cuisine, du tissage et du filage, de la construction de l'entrelacement celtique, de l'allumage du feu avec le silex, de la construction d'un tambour et des techniques de teinture. Pendant ces jours, il est possible de se plonger dans une culture empreinte d'un aspect spirituel et d'un autre plus matériel, moins apprécié par les vrais amateurs qui ajustent leur comportement selon les circonstances. Au moment de méditation et d'approche avec la partie la plus profonde de l’être par exemple, on assiste à un respect presque révérenciel des sens intimes, de la nature génératrice, du corps et des astres; tandis qu’aux moments de pur folklore on peut donner libre expression aux passions et attitudes.
Pour souligner le plaisir de la rencontre et de la fraternité qui caractérise le celtisme, il est marqué à l'entrée du Bois du Peuterey, un mot de bienvenue de Yeats en ces termes : "Ici il n’y a pas d'étrangers, mais seulement des amis que nous n'avons pas encore rencontrés." À l'intérieur du bois, on accède à un espace magique dans lequel les participants, habillés en elfes, gnomes et princesses, se promènent avec des tuniques et des manteaux en laine brute, de grands chapeaux colorés, des bâtons, de petites couronnes de fleurs, des rubans et des chaussures en peau, et des oreilles d'elfes. Les plus audacieux étalent aussi des barbes blanches, tandis que d'autres, en défiant la température encore assez froide, s'habillent seulement avec le kilt Écossai.
Des stand de tout genre exposent des différents gadgets : de l'hydromel et des spécialités culinaires, des chaussures et d’autres accessoires en cuir, des sculptures en verre soufflé à forme d'elfes, des lutins, des breloques et des bracelets à la puissance bizarre, des colliers avec des runes et des symboles de l'horoscope celtique, des petites couronnes de fausses fleurs portées par les grands et les petits pour simuler les exploits de quelques princesses, des médicaments naturels à base de plantes. C’est' dans ce contexte que le style ‘fantasy’ et la réalité s'unissent en donnant vie à quelque chose de nouveau pour l'homme moderne, habitué à assister à certaines cérémonies seulement à travers le tube cathodique.
À côté de l’espace préparé pour les enfants, avec des entailles de dragons en bois et des animations, des poney et des chevaux permettent un tour touristique insolite le long du périmètre de la manifestation. Différentes enceintes délimitent les habitations des clans, les laboratoires et les expositions d'objets. Chaque clan est caractérisé par son identité, représentée par un emblème et un nom gravé dans le bois à l'entrée des enceintes respectives. La typologie des constructions et la position occupée à l'intérieur du festival changent selon le clan. Au centre de l’enceinte de chaque clan se trouve le feu, source de chaleur et de lumière, autour duquel se rassemble le groupe à la fin de la journée. Le tout prend une position harmonieuse avec l'énergie de la Terre Mère, avec les formes et les espaces. Chaque habitation ou ouvrage est rigoureusement fait en bois, pris celui-ci des arbres déjà malades.
À la limite du bois est érigée une grande estrade réservée aux exhibitions des groupes de musique celtique, musique qui se propage jusqu'à la l'entrée du rassemblement où s'exhibent des groupes de cornemuse et des percussionnistes. Mais l'héroïne indiscutable est la harpe celtique.
Dans ce contexte, les éléments de la matrice folklorique et païenne s'unissent aux éléments de la nature spirituelle, qui sont approfondis dans une sorte de rencontre, qui se révèlent être rien d’autre que des conversations agréables avec les différents membres des clans. Dans ces rencontres, sont traités les sujets qui clarifient davantage l'identité de l'ancien peuple celtique. Les rencontres les plus intéressantes traitent de "L’Eau, de l’air, de la terre, du feu: les ‘menhirs’ des quatre éléments"; "Le parcours des runes. Le chemin au coeur de la connaissance"; "La symbologie des animaux dans la tradition celtique"; "Guérison naturelle"; "Triskell, spiritualité et géométrie sacrée"; "Aux sources du mythe: histoires et légendes de l'ancienne Irlande." En ces moments, émerge une espèce de spiritualité, qui a sa meilleure expression au cours de la méditation pratiquée en certains endroits, dans lesquels apparaît l'énergie de la nature.
L'occasion du plus grand recueillement et la plus suggestive se présente la nuit, où tous les participants abandonnent leurs occupations et se rendent au Feu Sacré ou Feu Druide. Un grand bûcher est allumé, éclairant les flancs de la montagne dans un rituel accompagné par le son des tambours. Chaque clan, portant son propre étendard, défile devant les spectateurs rassemblés en cercle autour du feu. Quatre déesses accomplissent un rite tournées vers les points cardinaux, symboles, à leur tour, de l’amour, de l'esprit, de la matière et de la vie. Elles dansent au rythme des tambours en invoquant le feu. Enfin les membres du clan tournent autour du feu dans le sens horaire jusqu'à ce qu’il se soit éteint.
Comment définir ce que nous venons d’exposer synthétiquement? Est-ce qu'il s'agit uniquement d'une manifestation folklorique? Ou d'un événement de consommation comme tant d’autres? Et qu'est-ce que la spiritualité a à voir avec tout ceci? De tout ce que nous avons observé nous pouvons affirmer que la culture celtique en Vallée d'Aoste met ensemble différents éléments : soit des éléments folkloriques, soit des aspects de la culture de consommation, et aussi de la spiritualité.
En ce qui concerne cette dernière dimension, celle de la spiritualité, on peut isoler six éléments qui la rendent différente de la dimension proprement religieuse: la liberté de choix du sujet, la primauté de l'expérience sur les vérités dogmatiques, la vitalité, le mouvement, la simplicité et l'universalité, dans un cadre de recherche qui veut donner un sens au quotidien souvent frénétique et fragmenté.
L'aspect fondamental est la liberté du sujet, la possibilité de choisir en quoi croire et comment croire. Il s'agit d'une liberté capable de re-écrire les frontières entre le sacré et le profane, le permis et le non permis, entre ce qui est païen et ce qui ne l'est pas. Il s'agit de la possibilité de se rapporter au sacré sans passer obligatoirement par une religion traditionnelle qui tente toujours de limiter la liberté de ses membres.
La primauté de l'expérience est étroitement unie à la liberté individuelle comprise dans la richesse de sa valeur symbolique. Alors on comprend aussi la dimension de la vitalité, la symphonie entre la vie de la nature et le cosmos (et ceci contre une religion du renoncement, du péché, de la mortification). Une vision de ce type porte en soi le dynamisme du mouvement, de la vie comprise comme chemin, itinéraire, découverte, procès, mais aussi réversibilité. Et pour que le chemin ne soit pas trop fatigant, dans un monde de plus en plus complexe et frénétique, il faut être simple, essentiel, dans ses croyances, comme dans les praxis, dans les rites et dans les règles morales.
Le dernier trait est l'universalité, comprise comme possibilité de faire vivre ensemble plusieurs diversités, de faire la paix au-delà des différences, de reconnaître la légitimité de l'autre. La manifestation celtique en la Vallée d'Aoste semble être un laboratoire de spiritualité pluraliste dans une époque post séculaire.