|
Longtemps associé, aussi bien par la littérature savante que par le cinéma et la grande presse, à la période de la guerre froide, le " lavage de cerveau " (qui traduit l'anglo-américain brainwashing) paraissait condamné à finir aux oubliettes de l'histoire après la désintégration de l'Empire soviétique et de ses satellites. Il est en fait revenu sur le devant de la scène au début des années 1990, tout d'abord aux Etats-Unis avec les " guerres des sectes " (cult wars), puis, par contrecoup, en Europe, à propos des méthodes d'endoctrinement et de conditionnement employées par des groupes minoritaires. Ce mythe culturel né de la guerre de Corée est inséparable de la figure du robot, que celui-ci se présente comme un produit de la " rééducation " communiste, ou, inversement, comme l'agent secret parfait, absolument docile entre les mains de ses maîtres, dont ont pu rêver certains hauts responsables du renseignement américain pour combattre, précisément, la " subversion rouge ".
Tout en revenant, sujet oblige, sur les liens du lavage de cerveau avec cette période l'expression même fut forgée en 1950 par l'Américain Edward Hunter, agent de la CIA et collaborateur du Miami Daily News, soit un an après la parution de 1984, le livre de George Orwell , les auteurs se sont surtout penchés sur le lavage de cerveau en relation avec la problématique des " sectes ", qu'ils préfèrent nommer " nouveaux mouvements religieux ". Leur approche est pluridisciplinaire : Dick Anthony est un psychiatre, Massimo Introvigne un historien et sociologue des religions, qui possède de surcroît une formation de juriste. Depuis longtemps impliqués à titre personnel dans ces débats, ils offrent ici un ouvrage extrêmement documenté (la bibliographie, indiquée à travers les notes de bas de page, est considérable), sans nul doute appelé à devenir une référence indispensable. Et ce même si l'on peut regretter l'absence, due peut-être à l'angle d'attaque choisi, de tout renvoi, par exemple, aux travaux du Français Roger Mucchielli sur les " techniques de la subversion ".
Il s'agit en effet d'un ouvrage de fond, malgré sa taille relativement modeste, comme l'atteste l'enquête très savante menée par les auteurs pour retracer, non seulement les origines de la théorie du lavage de cerveau, expression désormais vieillie et peu à peu remplacée par " déstabilisation " ou " manipulation mentale ", mais encore la généalogie des interprétations psychologiques et psychopathologiques ante litteram de la religion. L'enquête les retrouve chez Hobbes, Hume (lequel affirme, au début des Lumières, que " la psychologie est la science à laquelle la religion devra succomber "), Kant, Feuerbach, Marx et son " opium du peuple ". L'influence de l'explication des phénomènes religieux " déviants " par le mesmérisme, au XIXe siècle, fait elle aussi l'objet de pages particulièrement pertinentes. Mais c'est évidemment avec Freud et son héritage multiforme, aux prolongements parfois inattendus, que s'opère un tournant décisif. L'expression même de " personnalité autoritaire ", forgée par un élève de Freud, Paul Federn (1871-1950), va bientôt être intégrée aux descriptions du conservatisme, du fascisme et du national-socialisme que font des psychanalystes comme Wilhelm Reich et Erich Fromm, renforcés par l'apport de l'Institut pour la recherche sociale, fondé en 1923 et plus connu sous le nom d'école de Francfort. La plupart de ces psychiatres, psychanalystes, psychologues, philosophes quittent l'Allemagne ou l'Autriche en 1934. Dans leur très grande majorité, ils sont d'origine juive, choisissent d'émigrer aux Etats-Unis et se mettront au service des autorités américaines pendant la Seconde Guerre mondiale.
Après celle-ci, le Projet de Berkeley, qui réunit d'anciens membres de l'école de Francfort et des spécialistes de psychologie clinique, donne lieu à une enquête sur les types d'individus prédisposés à la manipulation par les idéologies totalitaires. Les auteurs de The Authoritarian Personality (1950) dénoncent les formes d'intolérance selon quatre échelles respectivement celles du fascisme, du conservatisme politique et économique, de l'antisémitisme et de l'" ethnocentrisme ", à savoir du rejet des minorités politiques et religieuses. Mais, en pleine guerre froide, ils ne disent mot du communisme. La barre est redressée trois ans plus tard avec la Conférence de Boston, organisée par Hannah Arendt et Carl J. Friedrich, qui intègrent les analyses de la personnalité autoritaire à une théorie générale du totalitarisme.
C'est évidemment la guerre de Corée, avec son lot de soldats américains faits prisonniers par les communistes chinois et nord-coréens, qui va fournir des cas concrets aux modèles théoriques définis jusque-là, la question étant de savoir si la " réforme de la pensée " (thought reform, expression généralement traduite par rééducation) mise en œuvre aux dépens des prisonniers est effectivement capable de modifier de façon permanente le psychisme et de convertir de manière définitive le sujet, contre sa volonté, au communisme. En 1961, le psychiatre Robert J. Lifton publie les conclusions de son étude sur vingt-cinq anciens prisonniers. Il apparaît clairement que la " persuasion occulte " ne produit pas des effets magiques infaillibles. Certes, l'association de l'isolement géographique, de la torture, de la privation de nourriture et de sommeil, de l'administration de drogues, débouche parfois sur des conversions. Mais celles ci sont plus apparentes que rélles, puisque, une fois rapatriés, les ex-prisonniers s'empressent de rejeter le communisme. Le psychologue Edgar H. Schein, qui a lui aussi examiné les prisonniers de guerre américains, parvient à la même conclusion, parlant, pour sa part, de " persuasion coercitive ". Il ajoute cependant un élément de réflexion très important, qui sera ensuite repris et développé par les chercheurs très réticents envers les législations " anti-sectes " : la rééducation communiste chinoise, en dehors de sa brutalité, est-elle foncièrement différente de formes de conditionnement généralement acceptées en Occident et qui sont mises en œuvre par exemple dans des prisons pour jeunes délinquants, des écoles militaires, des formations à la " vente dure ", des grandes entreprises qui mobilisent leurs hauts responsables et même des couvents catholiques ? En d'autres termes, diront certains plus tard à propos des " sectes " : quand nous condamnons les méthodes et comportements (deeds) des sectes, ne condamnons-nous pas, en fait, des croyances et des contenus doctrinaux (creeds) que nous jugeons indésirables ?
Après un chapitre sur " La CIA et le lavage de cerveau " qui revient notamment sur les expériences menées par des psychiatres fous, dignes successeurs de la science nazie, pour le compte de l'agence de renseignement jusqu'au début des années 1960, les auteurs reparcourent, dans des chapitres parfois assez techniques, l'histoire des " guerres des sectes " états-uniennes. Puis ils présentent un état très fouillé des différentes législations aujourd'hui en vigueur dans les principaux pays européens. A ce sujet, ils ont beau jeu de démonter le " raisonnement circulaire " qui l'emporte toujours dans les pays en pointe dans la répression (dont la France) : " […] une 'secte' - à savoir quelque chose de différent d'une authentique 'religion' est une organisation considérée comme telle par une ou plusieurs association(s) anti-sectes privées, lesquelles sélectionnent les anciens membres dont les témoignages sont acceptés par les pouvoirs publics comme preuve que, dans cette 'secte' spécifique, on pratique le lavage de cerveau. Un pouvoir énorme est ainsi conféré à des organisations privées, dont la compétence reste entièrement à démontrer et dont les préjugés à l'égard des 'sectes' sont non seulement évidents, mais ouvertement déclarés " (p. 161). Ils rappellent à ce sujet que, dans le rapport de 1997 établi par la commission d'enquête parlementaire belge, étaient cités l'Opus Dei, le Renouveau charismatique et la Communauté de Sant'Egidio…
D. Anthony et M. Introvigne rétorquent que les sciences sociales sont et doivent rester, par définition, value-free, axiologiquement neutres, qu’elles n'ont pas à juger les contenus, tâche réservée aux philosophes et aux théologiens. Ainsi absolutisée, l’affirmation passera pour une esquive, mais on peut la comprendre ad hominem. Les philosophes et les théologiens ne sont pas les seuls appelés à faire usage de leur faculté de juger, les politiques le sont également. Or l’Etat laïque revendique une absolue neutralité. Voilà qui le met mal à l’aise quand il s’agit de discerner le vrai du faux en matière religieuse, et qui explique le caractère arbitraire de ses classifications.