Les Turcs existent-ils ? Cette question, qui peut paraître absurde, ne l'était pas à la cour d'Istanbul, du moins jusqu'au début du XIXe siècle. En 1803, le diplomate ottoman Halet Efendi (1761-1822) est nommé à Paris. Mais il est aussitôt rappelé par son gouvernement, scandalisé d'apprendre que son représentant a été qualifié d'" ambassadeur turc "[1]. A l'époque, " turc " est un terme péjoratif, principalement employé à la cour ottomane dans les histoires humoristiques pour décrire les paysans analphabètes et un peu naïfs de l'Anatolie ou bien les nomades du Turkménistan : " Appeler 'turc' un gentilhomme ottoman de Constantinople aurait été une insulte "[2]. Quant aux Européens chrétiens, ils appellent " Turcs " dans un sens péjoratif tous les musulmans arabes compris depuis le XIIe siècle. En Europe, " se faire turc" signifie simplement se convertir à l'islam. Les Ottomans, eux, ont dit tout simplement, pendant des siècles, " la maison de l'islam " pour désigner leur pays. La première identité de l'Empire des sultans-califes n'est pas non plus " ottomane " : elle est simplement musulmane.
Le sultan se considère et se présente comme le chef des musulmans ; ses envoyés sont les envoyés de l'islam ; son armée est l'armée du Prophète. Tout le temps que dure cette perception, l'horizon d'un habitant de l'Empire est panislamique : la communauté dont il fait partie est l'oumma islamique, le reste du monde est " maison de la guerre " qu'il faut conquérir.
La deuxième identité, pas encore turque, est " ottomane ". Nous la rencontrons avant le XIXe siècle, quand des intellectuels et militaires de l'Empire prennent connaissance de formes européennes de patriotisme et de nationalisme, à une époque où le passage accéléré de nombreux pays à majorité musulmane sous le contrôle colonial européen donne à l'identité panislamique une saveur tout à la fois amère et factice. Durant la décennie 1860-1870, on commence à parler de " patrie ottomane ", pas encore " turque ". Au XIXe siècle, un artistocrate d'Istanbul, quand bien même son attention se concentre moins sur la religion, se considère comme le serviteur d'un Empire multinational (et multireligieux), lequel comprend une centaine d'ethnies et s'étend de l'Arabie aux Balkans et à la Libye.
Une troisième identité, l'identité turque, émerge laborieusement, aux côtés de l'identité ottomane, tout au long du XIXe siècle. Selon la majorité des travaux historiques universitaires, les Turcs viennent des hauts plateaux. C'est au cœur de la Mongolie, à Ungut, que les archéologues ont découvert les tombes ancestrales de leurs princes païens. Les Turcs migrèrent vers l'ouest aux alentours de l'an 500 ap. J.-C. et se convertirent à l'islam entre le VIIIe et le Xe siècle. Contrairement à d'autres peuples cette différence est importante , le passage de ce peuple à l'islam ne découla pas d'une conquête arabe, mais fut l'œuvre de prédicateurs et mystiques itinérants, lesquels constituèrent parmi les Turcs une sorte de Far West primordial de l'islam, un islam de la frontière qui, de victoire en victoire, grandit jusqu'à devenir impérial. Toutefois, c'est précisément à ce moment-là que les Turcs " oublient " qu'ils sont des Turcs. Pour faire revenir au premier plan l'identité turque, qui s'était fondue dans l'identité musulmane, ainsi que la passion pour les origines reculées en Mongolie, il faudra au XIXe siècle un stimulus extérieur, l'œuvre des orientalistes et des turcologues universitaires européens. Leur influence en Turquie est profonde. Ce tournant est consacré par la fondation à Istanbul en 1909 d'une Türk Derneg˘i, " Société Turque " : on n'a pas honte, on s'enorgueillit, au contraire, d'être des Turcs venus des monts Altaï, et les princes du sang ottomans montrent l'exemple en adhérant à la Société.
Les problèmes apparaissent lorsque l'on passe, avec les Jeunes-Turcs, qui s'inspirent d'un nationalisme anticlérical et proche des franc-maçonneries française et italienne de la fin du XIXe siècle (auxquelles bon nombre d'entre eux sont affiliés), du " turquisme " au " panturquisme ", utopie politique qui vise à reprendre à rebours la marche historique des Turcs et à reconquérir toutes les terres figurant sur leur itinéraire, jusqu'aux confins mongols de la Chine. Il faudra une série sanglante de défaites militaires et de massacres pour que la majorité des Turcs reconnaissent comme plus sage la réduction du " panturquisme " au nationalisme turc de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938). Avec réalisme, celui-ci ramène le patriotisme des Turcs à la défense de l'Anatolie plus Istanbul, patrie turque indivisible mais qui ne cherche pas à s'étendre. Au contraire, Mustafa Kemal déconseille énergiquement les rêves de gloire " panturcs ". Mais l'orgueil turc ne disparaît pas pour autant : Atatürk lui-même n'hésite pas à manipuler l'archéologie, soutenant que le berceau de toutes les civilisations humaines doit être cherché, non sur les hauts plateaux de la Mongolie (comme le pensaient les " panturcs " eux-mêmes), mais dans l'Anatolie des Hittites, dont descendraient les Turcs, lesquels se seraient dirigés ensuite vers l'est avant de revenir vers l'ouest.
Le déplacement vers l'Occident du foyer d'origine des Turcs (depuis la Mongolie jusqu'à l'Anatolie) est historiquement insoutenable. Mais, dans la Turquie kémaliste, il sert la promotion d'une quatrième identité : l'identité européenne. Occidentaliste convaincu, défenseur de la supériorité de l'Occident, Atatürk ne pense pas seulement que la civilisation européenne est la plus grande des civilisations. Il estime que les Turcs en font partie de plein droit, bien que l'islam ou bien une version " superstitieuse ", à moderniser et à dépasser, de l'islam ait étouffé leur " européanité " pendant trop de siècles. Le régime kémaliste s'engage donc dans une œuvre immense de transformation anthropologique. Il ne parvient pas à faire disparaître les identités précédentes musulmane, ottomane, " panturque " , mais il y superpose une identité européenne. A défaut de pouvoir remplacer la tenue vestimentaire, les lectures, la musique, la cuisine, la philosophie et l'art traditionnels de l'Empire, cette identité va désormais les faire coexister avec leurs versions européennes.
Mustafa Kemal abolit le sultanat le 1er novembre 1922 et proclame la République en 1923. Le dernier héritier de la dynastie ottomane, Abdülmecid II (1868-1944), est proclamé calife, mais non sultan. Cependant, quand une réaction religieuse, qui menace de se transformer en une Vendée turque, commence à se manifester dans plusieurs régions, Kemal en profite pour abolir le califat, en 1924. Abdülmecid II prend le chemin de l'exil et gagne Paris, tandis que, depuis l'Egypte jusqu'à l'Inde, la nostalgie du califat devient un mythe de fondation du fondamentalisme moderne.
La nouvelle république de Kemal s'occupe prioritairement ce que les Jeunes-Turcs n'étaient pas parvenus à faire pleinement de la question religieuse. S'adressant au parlement le 1er mars 1924, Kemal promet de " nettoyer et élever la foi islamique, en la libérant du rôle d'instrument politique auquel elle a été asservie pendant des siècles "[3]. Dans les mois qui suivent, Kemal prouve par les faits en quoi consiste l'œuvre de " nettoyage " de l'islam : en 1924-25, il place définitivement sous séquestre les biens des fondations pieuses déjà confiés par les sultans du XIXe siècle à la gestion de l'Etat ; il abolit tous les tribunaux religieux, créant un nouveau droit familial inspiré du droit suisse ; il place les écoles coraniques sous le contrôle du ministère de l'Education, prélude à leur fermeture imminente.
Kemal ne se contente pas de frapper l'islam " officiel " des doctes, des oulémas. Il attaque aussi l'islam populaire et rural, faisant fermer manu militari les lieux de pèlerinage sur les tombes de saints. Il s'en prend aux très puissantes confréries soufies, qui sont toutes interdites en 1925, leurs biens étant confisqués et transférés au Trésor public. Suivront en 1928 la gigantesque réforme de l'alphabet avec le remplacement des caractères arabes, sacrés car liés au Coran et dotés, selon le soufisme, de significations et pouvoirs mystiques, par les caractères latins (tout en intégrant quelques variantes spécifiquement turques) ; et en 1932 le remplacement de la langue arabe par la langue turque dans l'appel à la prière. En 1937, enfin, l'article de la première Constitution républicaine de 1923, qui proclamait l'islam religion d'Etat, est supprimé.
C'est une réforme apparemment mineure, mais d'une grande portée symbolique, qui suscite les plus fortes résistances : en 1925, Kemal interdit le port du fez et impose les chapeaux à l'européenne. Paradoxalement car le fez est lui-même le produit d'une réforme du XIXe siècle dénoncée alors comme moderniste par les oulémas , beaucoup y voient le signe d'une rupture définitive avec l'islam. Les premières révoltes armées éclatent.
La répression de ces révoltes est féroce, mais conduit du moins Kemal à renoncer à l'une des réformes, celle qu'il avait annoncée dans un discours d'août 1925 : l'interdiction du port du voile pour les femmes, qui aurait dû suivre celle du fez pour les hommes. Les rapports qui lui parviennent depuis les provinces indiquent que, sur ce point, la résistance populaire serait impossible à mater et risquerait de renverser le régime. En fait, le port du voile sera interdit, après la mort d'Atatürk, dans les lieux publics et les universités, non sans susciter des résistances et exceptions, à l'origine d'un contentieux qui occupe, aujourd'hui encore, un rôle central dans la politique turque.
Cela n'empêche pas le président d'inciter les femmes turques à abandonner le voile et, même, à se montrer en maillots de bain. Alev Çinar a souligné l'extraordinaire importance symbolique attribuée par le régime kémaliste aux concours de beauté. Elle a rappelé les campagnes menées par le régime d'alors, qui mobilisait les ambassades et usait de méthodes parfois troubles pour que les concurrentes turques remportent des titres de miss internationales[4]. On pourrait penser à des histoires à la limite du ragot : en fait, elles montrent l'importance symbolique du corps comme moyen de subversion de la tradition islamique et outil du laïcisme.
Le corps des petites reines de beauté turques, montré en Turquie et à l'étranger, sans voile et sans complexe, a pour pendant le corps même d'Atatürk, qui ne cache pas du tout ses caractéristiques de séducteur, de joueur de poker rusé[5] et de robuste buveur (qu'il paiera d'une cirrhose du foie)[6], et qui devient objet de culte à travers d'innombrables portraits et monuments. Après sa mort survenue le 10 septembre 1938, Atatürk est enterré à Ankara, d'abord à l'intérieur du Musée ethnographique, puis, en 1953, dans un grand mausolée expressément construit pour lui.
Mais le contenu précis du laïcisme turc le laiklik, comme disent les Turcs en se servant d'un mot d'origine française n'est pas facile à définir et fait toujours l'objet de controverses. Kemal Atatük affirma maintes fois que sa religion " personnelle " n'était autre que le positivisme d'Auguste Comte (1798-1857). Mais son irréligiosité privée coexiste avec un rappel public incessant à un islam " purifié ", dont les contours restent délibérément flous. Il ne fait guère de doutes que Kemal était, à titre privé, irréligieux. Le président turc déclare en 1927 à la journaliste et féministe anglaise Grace Ellison (1877-1935), qui était devenue célèbre pour avoir vécu un certain temps dans un harem : " Moi, je n'ai pas de religion et, parfois, je voudrais voir toutes les religions couler au fond de la mer. Seul un dirigeant faible a besoin de la religion pour soutenir son régime : c'est comme s'il capturait son peuple dans une trappe. Mon peuple devra apprendre les principes de la démocratie, les préceptes de la vérité et les enseignements de la science. La superstition devra disparaître "[7]. Cependant, observe le principal biographe (et admirateur) du président turc, " comme de nombreux rationalistes Mustafa Kemal était lui-même superstitieux et sondait les rêves, à la recherche de présages "[8]. Il semble qu'il ne dédaignait pas non plus de livrer à ses officiers qui se préparaient au combat, une lecture propitiatoire de certains versets du Coran[9]. Mais il s'agit là de curiosités, qui n'invalident pas le portrait d'un homme personnellement " sans religion ", bien que Kemal ne puisse pas être comparé sans réserves, comme on l'a fait souvent, à des laïcistes radicaux occidentaux comme Emile Combes (1835-1921) en France ou son contemporain Plutarco Elias Calles (1877-1945) au Mexique. En effet, Kemal reste convaincu de la nécessité publique de l'islam et d'un islam public en Turquie. Il ne veut pas déraciner la religion, mais la placer sous le contrôle rigoureux et quotidien du régime laïciste.
La différence fondamentale entre le laiklik turc et la laïcité française réside en ceci que la seconde affirme vouloir confiner la religion dans la sphère privée. Or, le fait d'abandonner la religion à la sphère privée, c'est précisément ce qu'Atatürk tente d'éviter de toutes ses forces. Il sait bien d'ailleurs, après sa mort, l'histoire turque se chargera de lui donner raison qu'un islam soustrait au contrôle de l'Etat maintiendra son emprise sur la société civile et voudra, tôt ou tard, exercer de nouveau son influence dans le domaine politique. Le seul vrai laïcisme possible en Turquie ne consiste pas à séparer la religion de l'Etat en la laissant s'organiser et fonctionner de façon autonome, mais à la placer sous le contrôle le plus rigoureux de l'Etat à travers un département, appelé ensuite ministère, des Affaires religieuses (Diyanet). Celui-ci nomme les imams, surveille leur enseignement et interfère dans les plus petits détails de la vie religieuse, dans un but non dissimulé : que celle-ci ne se répande pas trop. Admirateur de Comte et de la France, Atatürk n'en est pas moins suffisamment réaliste pour comprendre que la transposition littérale de la laïcité française dans un pays musulman est impossible.
La Turquie a aussi connu des intellectuels qui ont défendu des interprétations religieuses du kémalisme, tel Hasan Ali Yücel (1897-1961). Ils se réfèrent en particulier à un célèbre prêche prononcé par Kemal le 7 février 1923 dans la mosquée de Balıkesir, en Anatolie. Ce prêche commence par " Dieu est un et grande est sa gloire " ; l'islam y est présenté comme la plus naturelle et la plus raisonnable des religions. Lors de la même visite en Anatolie, Kemal affirma qu'en réalité " chacun a une religion, même la personne qui nie en avoir une "[10].
Cette dernière citation pourrait faire penser que Kemal parlait de lui à la troisième personne du singulier. Mais selon toute probabilité, ce discours était principalement tactique et ne peut pas être interprété comme une profession de foi. L'important, de toute façon, n'est pas là. Atatürk a cherché à bâtir une identité turco-européenne autour, non de l'athéisme, mais de la réinterprétation radicale de la religion comme simple héritage culturel et historique ainsi que comme ferment de promotion enthousiaste du progrès. Celui-ci, il prend soin de le rattacher publiquement à un " islam de la Turquie " présenté comme naturellement plus ouvert à la modernité que l'islam arabe, le progrès ne devant être séparé totalement de la religion que dans la sphère de la vie privée de Kemal lui-même.
Depuis la mort d'Atatürk, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts du Bosphore. La démocratie a été rétablie en 1950, de façon durable (même si l'itinéraire démocratique de la Turquie a été temporairement interrompu par différents coups d'Etat), le parti kémaliste est aujourd'hui dans l'opposition , tandis que le gouvernement actuel est dirigé par les représentants d'un parti, l'AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement), qui entend décliner les quatre identités à la fois : musulmane, ottomane (aujourd'hui réhabilitée également à travers des évocations historiques sous la forme de spectacles collectifs ou de films), turque et européenne. En réalité, précisément comme Atatürk l'avait prévu, l'islam est resté très solide et fort, y compris à l'époque du combat laïciste le plus vigoureux, et ce à travers la résistance silencieuse d'une spiritualité qui s'est retirée (en apparence) de la sphère publique pour se réfugier dans la sphère familiale et culturelle. Cela s'est fait à travers les confréries soufies et à travers les différentes écoles lesquelles comptent aujourd'hui plus de cinq millions d'élèves de disciples de Bediuzzaman Said Nusri (un mystique d'origine kurde mort en 1960, tandis qu'en ce qui concerne sa date de naissance les documents officiels parlent, sans indiquer le mois ni le jour, de l'année 1293 du Calendrier de Rumi, alors en vigueur dans l'Empire ottoman, ce qui correspond à une partie des années 1876 et 1877, bien qu'une tradition familiale soutienne qu'il serait né en 1873 et qu'il n'aurait été enregistré par l'état civil ottoman que trois ou quatre ans plus tard).
L’AKP de Recep Tayyip Erdoğan, constitue depuis 2001 la principale nouveauté du panorama politique et religieux turc. Ce parti est né d'une scission provoquée par la " seconde génération " du mouvement fondamentaliste de l'ex-premier ministre Necmettin Erbakan, qui rompt avec le fondamentalislme, défend un programme de " démocratie conservatrice ", remporte les élections législatives de 2002 et fait nommer Erdoğan premier ministre en 2003. L'AKP soutient un programme dans lequel la loi islamique, la sharī‘a, est désignée comme un horizon idéal plutôt que comme un ensemble de préceptes fixes et immuables ; en matière de politique étrangère, l'AKP défend l'alliance avec les Etats-Unis et la demande d'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
L'AKP distingue entre le " sécularisme " de la Constitution turque et le " jacobinisme ". Il déclare accepter le sécularisme, si cela veut dire séparation entre l'Etat et la religion en ce sens que l'Etat se désintéresse des choix religieux des citoyens, garantissant la liberté de religion et de conscience et répudiation du jacobinisme, compris, lui, comme ingérence agressive de l'Etat dans la sphère de la religion pour combattre les institutions confessionnelles et limiter la liberté religieuse. Yalçın Akdoğan, l'idéologue le plus influent de l'AKP, se réfère explicitement à la critique du jacobinisme développée par Edmund Burke (1729-1797).
Akdogan dont les références, contrairement à de nombreux autres penseurs politiques turcs, sont anglophones bien plus que francophones souligne que le conservatisme se fonde sur le common sense, la politique des petits pas et la prudence. Il entend donc " conserver " les valeurs éthiques et religieuses sur lesquelles reposent la tradition et la force morale des nations, non les institutions dans lesquelles les valeurs s'incarnent, puisque, parfois, ces institutions, ayant accompli leur fonction historique, peuvent et doivent être remplacées[11]. D'autres auteurs distinguent entre un " kémalisme " idéologique qui considère le sécularisme comme une fin en soi, non négociable et nécessairement liée à une polémique antireligieuse, et un " atatürkisme ", qui voit dans le sécularisme un simple moyen de faire entrer la Turquie dans le concert des nations modernes[12]. Dans cette perspective, tout en célébrant le passé ottoman, l'AKP propose une réconciliation qui passe aussi par un jugement positif, peut-être non uniquement tactique, de la contribution cependant interprétée dans un sens plus " atatürkiste " que " kémaliste " de Mustafa Kemal à l'histoire turque.
Mais les " kémalistes ", au sens dont il vient d'être question, n'ont pas disparu. Ils sont représentés par une partie de l'armée, par des associations anticléricales, par une bonne part de la presse laïciste, par la direction de l'organisation de la grande industrie TÜSİAD et par les plus hauts magistrats. Ils le sont aussi par le président de la République Ahmed Necdet Sezer, en fonction jusqu'en 2007, ancien magistrat qui a estimé être de son devoir de défendre le kémalisme jusque par des gestes retentissants. Les principaux terrains d'affrontement sont au nombre de deux : le port du voile, et la possibilité pour ceux qui ont fait leurs études secondaires dans les écoles religieuses İmam Hatip (dont Erdoğan lui-même est un ancien élève) d'accéder sans limitations aux universités. Jusqu'à présent, le veto du président Sezer a bloqué des lois qui vont dans ce sens et qui sont pourtant soutenues par la majorité des parlementaires.
Plus délicate encore est la question du voile, de plus en plus visible dans la société turque (où, selon une enquête sociologique de 2003, 65% des femmes le portent[13]), mais toujours interdit dans les écoles publiques et les universités. Erdog˘an sait que cette question est très importante pour son électorat. Mais il sait aussi que beaucoup, dans la magistrature et dans l'armée, considèrent l'interdiction du port du voile comme un héritage inaliénable du kémalisme. Le premier ministre ne peut pas courir le risque, du moins pour le moment, d'un heurt frontal sur cette question. Les tentatives de négocier avec les kémalistes la possibilité de porter le voile au moins dans les universités privées, sinon dans les universités publiques, n'ont toujours pas abouti. Pendant ce temps, les deux filles du premier ministre turc vont à l'école régulièrement voilées : non pas en Turquie, cependant, mais aux Etats-Unis, où elles poursuivent leurs études, réglant ainsi de façon élégante un problème potentiellement " sensible ".
L'AKP constitue une tentative intéressante dont il faudra bien sûr vérifier les résultats sur le long terme de mouvement enraciné dans l'islam politique (turc et d'inspiration soufie, très différent de nombreuses formes de l'islam politique arabe), mais qui se présente comme démocratique, libéral en matière économique[14] et pro-occidental[15]. Insel trace un parallèle explicite avec le courant d'inspiration religieuse (courant dit theo-con) du néo-conservatisme étatsunien[16]. C'est une étiquette qu'Erdoğan accepte bien volontiers, alors qu'il reprend moins volontiers les comparaisons universitaires avec les démocraties chrétiennes européennes, craignant que certains les utilisent pour qualifier l'AKP de parti " confessionnel ", comme tel interdit par la Constitution et courant le risque d'être dissous.
Certes, l'AKP est confronté à des problèmes très complexes, au premier rang desquels figurent les pourparlers avec l'Union européenne. Jusqu'à présent, Erdoğan a joué ses chances électorales sur le succès de ces pourparlers, quitte à risquer que son parti soit utilisé par les électeurs comme un " taxi ", voté à condition qu’il continue de marcher dans la bonne direction et amener la Turquie vers l’Europe[17].
Dans le cadre de ce bref article, il ne s'agit pas de répondre à la question " Oui ou non à la Turquie dans l'Union européenne ? ", ne serait-ce que parce que la question excède les compétences de l'auteur, sociologue et historien des religions. Les problèmes économiques, d'immigration, d'équilibres politiques au sein du Parlement européen sortent totalement de mon domaine, même si je suis au courant des analyses de certains économistes selon lesquelles l'entrée de la Turquie dans l'Union d'ici dix ou quinze ans serait si l'on considère le taux de croissance de l'économie turque et celui, en revanche peu exaltant, de la vieille Europe une assez bonne affaire, pour le noyau historique de la Communauté européenne, du point de vue financier, commercial, démographique, des retraites ainsi que dans une optique macro-économique plus générale[18]. Je laisse volontiers les économistes continuer à discuter de ces problèmes. Je me contenterai de deux remarques finales.
La première c'est que, lorsque l'on parle de Turquie et d'Union européenne, on le fait souvent avec une bonne dose d'hypocrisie. On parle de tout : de l'eau des grands fleuves, des droits des Kurdes, de la place des syndicats dans les usines, de l'exportation de noisettes. Mais on dit rarement avec clarté que le vrai problème, c'est la religion. L'opinion publique européenne, les hommes politiques européens, les journaux européens qui ne veulent pas de la Turquie dans l'Union, n'ont pas peur d'être envahis par les noisettes turques (une question non imaginaire, mais assurément moins importante que, par exemple, le problème du textile chinois), mais par l'islam, comme le reconnaît avec franchise le rapport remis par une commission d'experts à la demande du gouvernement néerlandais en 2004[19].
La seconde remarque c'est que, pour le moment, la Turquie et l'Union européenne ne sont pas mariées ; en toute rigueur de termes, elles ne sont même pas encore fiancées. Un dialogue a commencé, pour lequel une très longue durée est prévue. Au cours de ce long processus, on saura peut-être mieux non seulement où va la Turquie, mais aussi où va l'Europe. Il serait inutile de nier que l'élection de Benoît XVI a fait naître quelques inquiétudes à Istanbul. Du temps qu'il était cardinal, Joseph Ratzinger avait exprimé à plusieurs reprises une opinion négative sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il n'en demeure pas moins que la façon dont une grande partie de la presse internationale a présenté son intervention la plus importante sur ce point (un entretien accordé au Figaro Magazine du 13 août 2004[20]), est trompeuse.
On a dit à l'époque que le futur pape était préoccupé, malgré les renvois à la laïcité contenus dans la Constitution turque, par le fait que la Turquie est un pays désormais gouverné par un parti d'inspiration religieuse.
En réalité, dans cet entretien, le cardinal Ratzinger part précisément de la dénonciation du " laïcisme idéologique ", qui risque d'enfermer la religion dans " un ghetto de subjectivité " Ce laïcisme, qui est autre chose que la laïcité, " souhaite que la vie publique ne soit pas touchée par la réalité chrétienne et religieuse ". Il débouche sur une " 'profanité' absolue " qui est " un danger pour la physionomie spirituelle, morale et humaine de l'Europe ". Le cardinal rejette également l'argument selon lequel le laïcisme est une réaction compréhensible et nécessaire au fondamentalisme islamique. Au contraire, soutient-il, " pour une part au moins, la montée du fondamentalisme est elle-même provoquée par un laïcisme acharné ". Dans le monde musulman également, la réponse " au défi terrible du fondamentalisme " ne doit pas être cherchée dans le laïcisme, mais dans " un sens religieux raisonné, en union profonde avec la raison ". Ceci revient à dire que, dans les pays musulmans, les sympathies du futur pape allaient déjà en 2004 à des gouvernements et mouvements religieux qui proposent une interprétation " raisonnable " de l'islam, comme le gouvernement turc, non à des régimes laïcistes qui combattent la religion en général.
Quant à l'Europe, on a commis affirmait le futur Benoît XVI " une erreur ". En raison d'une étrange " haine de l'Europe contre elle-même et contre sa grande histoire ", on a perdu l'occasion de construire avec l'Union européenne un " continent culturel " enraciné dans son héritage chrétien. Si l'on conçoit l'Europe comme un " continent culturel ", alors il est clair, ajoute le cardinal, que " la Turquie a toujours représenté un autre continent ", " en contraste permanent avec l'Europe ". " Identifier les deux continents serait une erreur. Il s'agirait d'une perte de richesse, de la disparition du culturel au profit de l'économie ".
Certes, s'il était vraiment possible de remonter du modèle de " continent économique " à celui de " continent culturel " (c'est-à-dire, l'histoire européenne étant ce qu'elle est et pour dire les choses sans fausse pudeur : continent qui reconnaît son enracinement religieux judéo-chrétien), il y aurait quelques raisons de soutenir que la Turquie n'en fait pas partie, sans oublier toutefois que la Turquie de 2015 ou 2020 sera peut-être différente de la Turquie de 2004, et aura peut-être accueillis de façon pleine, dans les lois comme dans les mentalités, ces " grandes valeurs " européens évoquées dans l’interview du cardinal Ratzinger. Mais en réalité, du moins au niveau juridique et constitutionnel, la perspective du " continent culturel " semblerait avoir été abandonnée.
S'il en était ainsi, il resterait alors le " continent économique " (et politique, peut-être même militaire), dont la Turquie fait déjà partie, et qu'une Europe qui aurait décidé de ne pas mettre en avant sa dimension " culturelle " n'aurait pas de bonnes raisons d'exclure. De toute façon, les négociations avec le gouvernement turc pour l'adhésion à l'Union ont déclenché un processus de plus de dix ans, dont il faudra attendre le terme pour apprécier où en est la Turquie, et où en est l'auto-définition de l'Europe. Selon toute probabilité, le problème le plus difficile à traiter pour les Européens, ce sera le second.
[1] Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey, 3e éd., Oxford University Press, New York 2002, p. 333.
[2] Ibid., p. 2.
[3] Ibid., p. 264.
[4] Voir Alev Çinar, Modernity, Islam, and Secularism in Turkey. Bodies, Places, and Time, University of Minnesota Press, Minneapolis - Londres 2005.
[5] Andrew Mango, Atatürk, The Overlook Press, Woodstock (Illinois) - New York 2000, pp. 503-504.
[6] Ibid., p. 507.
[7] Grace Ellison,Turkey Today, Hutchinson, Londres 1928, p. 24.
[8] A. Mango, op. cit., p. 454.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 374.
[11] Voir Ahmet T. Kuru, " The Reinterpretation of Secularism in Turkey : The Case of the Justice and Development Party ", communication présentée à The 2004 Middle East & Central Asia Politics, Economics, and Society Conference, University of Utah, Salt Lake City (Utah), 9-11 septembre 2004.
[12] Voir ibid. pour des références bibliographiques.
[13] Ibid., p. 17.
[14] Voir Ziya Önis - E. Fuat Keyman, " Turkey at the Polls : A New Path Emerges ", Journal of Democracy, vol. 14, n° 2, avril 2003, pp. 95-107.
[15] Voir M. Hakan Yavuz, Islamic Political Identity in Turkey, Oxford University Press, Oxford - New York 2003. Voir aussi l’ouvrage très important de Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’islam Flammarion, Paris 2004.
[16] Ahmet Insel, " The AKP and Normalizing Democracy in Turkey ", The South Atlantic Quaterly, vol. 102, n° 2-3 (printemps - été 2003), pp. 293-308 (p. 301).
[17] M. H. Yavuz, “ The Transformation of a Turkish Islamic Movement: From Identity Politics to Policy ”, The American Journal of Islamic Social Sciences, vol. 22, n° 3 (2005), pp. 105-111.
[18] Voir Daniel Gros, " Economic Aspects of Turkey's Quest for EU Membership ", Insight Turkey, vol. 7, n° 1, janvier-mars 2005, pp. 50-63.
[19] Scientific Council for Government Policy (WRR), The European Union, Turkey and Islam, Amsterdam University Press, Amsterdam 2004.
[20] Cardinal Joseph Ratzinger, " La Foi chrétienne a son mot à dire sur la morale ", entretien accordé à Sophie de Ravinel, Le Figaro Magazine, 13 août 2004.