En 1993 déjà, David Ownby affirmait que la bibliographie sur les sociétés secrètes chinoises était tellement importante quelle était devenue « oppressive » (Ownby 1993, 3.) Depuis 1993, plusieurs ouvrages importants y ont été rajoutés. Historiens et sociologues, pourtant, nont pas trouvé un accord sur linterprétation de ce phénomène. Nous commencerons ici par résumer les points historiques et sociologiques sur lesquels un certain accord semble se manifester, pour examiner dans une deuxième partie les interprétations les plus importantes et les controverses y relatives, avant de proposer des éléments pour une nouvelle interprétation possible. Nos sources comprennent ici la littérature publiée au 19e et 20e siècles en anglais et français ; des documents de justice et de police, y compris des arrêts récents de tribunaux italiens ; des interviews avec des fonctionnaires de police dans plusieurs pays, y compris les Etats-Unis, la Chine, Singapour, et lItalie. Même si des dizaines de sociétés secrètes ont vu le jour en Chine à partir du 18e siècle, nous nous limitons ici à la plus connue, la Tiandihui ou Société du Ciel et de la Terre, elle-même dailleurs divisée en plusieurs branches plus ou moins indépendantes.
Tiandihui et société : quelques éléments historiques
Les historiens de la Chine saccordent aujourdhui pour reconnaître que les « sociétés secrètes », et la Tiandihui en particulier, appartiennent ou bien, représentent lévolution dun type de « société fraternelle » bien présent en Chine à partir au moins du 7e siècle. Ces sociétés, sous les noms hui et she, ont une grande importance dans les villages, et y sont reconnues comme partie tout à fait légitime de lorganisation sociale. Si au Moyen Age lon trouve souvent des sociétés religieuses, à partir du 16e siècle les sociétés villageoises les plus importantes soccupent de funérailles. Comme celles-ci coûtent assez chers, les membres des « sociétés de funérailles » (que nous trouvons dailleurs déjà au 7e siècle) versent une cotisation à une caisse commune qui permet ensuite de payer les frais pour les funérailles de chaque membre à sa mort. Moins largement diffusées, les sociétés de mariages ont une fonction similaire. Lélément commun, quil sagisse de funérailles ou de mariages, est ici la constitution dune caisse commune, ce qui permet la constitution des yinqian yaohui ou sociétés de crédit mutuel, très importantes chez la paysannerie chinoise à partir du 18e siècle. Toutes ces sociétés ont presque toujours aussi une fonction rituelle et religieuse, dans une culture où séparer religion et société nest dailleurs jamais facile. Mais tout cela reste à lintérieur de lorganisation villageoise traditionnelle : même si lautorité impériale sinquiète parfois des dépenses excessives des paysans pour ces sociétés, elles demeurent à lintérieur de la structure sociale du village et nen mettent pas en question les autorités.
Les « sociétés secrètes » du 18e siècle, en revanche, sont considérées presque immédiatement comme quelque chose de dangereux et qui entraîne un risque de contestation de lordre social villageois. On leur attribue, à tort ou (souvent) à raison, la pratique du « serment du sang » (ou « initiation du sang »), cest à dire un serment consacré pour le sacrifice dun animal dont le sang est ensuite bu: une pratique qui nétait pas inconnue en Chine mais qui était plus souvent associée à des mouvements politiques insurrectionnels ou à des bandes de criminels ou de pirates, plutôt quà des paisibles associations de paysans.
Quétait-il arrivé ? Daprès plusieurs historiens, au 18e siècle se produit en Chine une situation similaire à celle du 19e siècle américain. Des nouvelles formes déconomie et la colonisation de terres nouvelles dans le Sud-Est de la Chine, et encore plus à Taiwan, produisent une « culture de la frontière » et même une « culture de célibataires », dans ce sens quils étaient surtout des jeunes mâles à se lancer dans laventure souvent dangereuse de lémigration, suivis par très peu de femmes. Les autorités avaient beaucoup de mal à faire respecter la loi dans cette « frontière », surtout à Taiwan, et les révoltes étaient très fréquentes. Cest à loccasion dune de celles-ci, la révolte de Lin Shuangwen (1787-1788) que les autorités impériales Qing « découvrent » la Tiandihui comme problème majeur. Lenquête sur la révolte montre en effet que Lin Shuangwen était un membre de cette société, qui avait été importée à Taiwan par un colporteur de tissus provenant de la région du Fujian appelé Yan Yan. A Taiwan la Tiandihui, présentée par Yan Yan comme société qui soccupait de funérailles et mariages, mais aussi de protection des membres dans un milieu dangereux, sans négliger des activités de petite criminalité, avait trouvé un terrain fertile chez des gens déjà engagés dans des vendettas entre familles et entre immigrés provenant de régions diverses. Une branche de la société sétait, semble-t-il, implantée en 1786 sous le nom de « Société pour lavancement des frères cadets » (également Tiandihui en chinois) à partir dune question locale sur les droits des frères mineurs niés par les majeurs.
Lenquête, dailleurs très sévère, des autorités Qing leur montre que la Tiandihui nétait pas née à loccasion de la révolte de Lin Shuangwen. Les inculpés leur révèlent des histoires assez bizarres sur une société qui serait née en 1761 à Gaoxi (Fujian) avec un groupe danciens émigrés fujianais au Sichuan qui étaient revenus à leur pays dorigine, dirigés par un moine appelé Wan Tixi. Sil se trouve des historiens pour penser que ce Wan Tixi était un personnage historique, il est moins clair si les dirigeants dautres révoltes anti-impériales du 18e siècle, tels Lu Mao et Li Amin, faisaient aussi partie des premiers membres de la Tiandihui. Bien que la révolte de Lin Shuangwen ne soit pas que politique (le souhait dune criminalité locale de ne pas être trop inquiétée par les autorités y jouant également un rôle important), les autorités Qing lancent une répression massive et féroce, qui en effet favorise la diffusion de la Tiandihui (dont les membres prennent le nom Hong, « rouge », nom de famille commun et référé à une couleur sacrée) à lextérieur du Sud-Est et de Taiwan, dans la Chine entière et dans les colonies chinoises de lAsie du Sud-Est, où beaucoup de membres persécutés cherchent leur refuge.
Peu à peu, les autorités impériales Qing découvrent une histoire des origines de la Tiandihui qui finit de les persuader quil sagit bien dun complot politique. Cette histoire remonte à la fin de la dynastie « chinoise de souche » Ming (1644) et à son remplacement par la dynastie « étrangère » (Manchou) Qing. Une concubine impériale appelée Li (« pêche », fruit sacré dans plusieurs traditions chinoises) aurait eu un fils dans le temple de Gaoxi, Xiao Zhu (le « jeune seigneur », mais Zhu est aussi le nom de famille des empereurs Ming.) Les cinq fondateurs de la Tiandihui auraient été en même temps des moines en fuite du monastère de Shaolin après la « trahison » de ce monastère par les Qing (que les moines de Shaolin, experts darts martiaux, auraient tout dabord aidé à résister à une invasion étrangère) et les fils du « jeune seigneur » Zhu. Au debout du 19e siècle, la police impériale découvre des rituels où des symboles Ming font souvent leur apparition, avec la devise fan Qing fu Ming (« renverser les Qing, restaurer les Ming »), et le mot de passe muli doushi zhi tianxia, qui peut être interprété de façons diverses mais qui peut bien signifier « les Zhus [cest à dire les Ming] régneront sur tout ce qui est sous le ciel » (ter Haar 2000.) Les autorités cherchent alors à identifier des lieux précis et des personnes physiques confirmant cette histoire subversive, sans sapercevoir que dans le mythe dorigine de la Tiandihui ces références sont avant tout symboliques.
Le rituel de la Tiandihui ne sera connu quau 19e siècle, surtout grâce à des policiers anglais et néerlandais à Singapour et en Indonésie, mais il est sans doute dorigine plus ancienne. Ses éléments essentiels sont le rappel du mythe dorigine, le serment du sang, linitiation avec communication de mots et signes de passe, le rappel des peines qui attendent les traîtres et des références à un « abri », la « Cité des Saules », dont on montre un plan à linitié. Dans plusieurs versions de la cérémonie, on lui donne aussi un « certificat » qui a en même temps un rôle quasiment magique de protection de linitié. Ce certificat a son importance, car il se réfère à deux éléments qui joueront un rôle de plus en plus important dans la société : la protection (Yan Yan déjà aurait promis aux premiers membres taiwanais quil suffirait de montrer le certificat aux bandits si répandus à Taiwan pour leur échapper) et des activités économiques douteuses (la Tiandihui sera bientôt accusée de vendre des certificats pour des chiffres exorbitants à des paysans plutôt simples.)
Dici à des activités criminelles il ny a quun pas. Bien entendu, un procès classique damplification de la déviance explique en partie ces développements. Dun côté, cest parce que lautorité impériale sévit même contre des branches de la Tiandihui plus ou moins inoffensives quelles rentrent dans la clandestinité et sadonnent de plus en plus à des activités criminelles. A Singapour les autorités anglaises gouvernent longuement la communauté chinoise par sociétés secrètes interposées. Ce nest quand ils trouvent leur pouvoir désormais excessif (« un empire à lintérieur de lEmpire ») quils interdisent les sociétés secrètes, en théorie en 1869 avec la Dangerous Societies Suppression Ordinance (Loi sur la suppression des sociétés dangereuses) qui reste largement sur le papier, et en pratique à partir de 1890. Mais il est aussi vrai que, avec la Tiandihui, les anglais avaient toléré une activité de gestion privée de la prostitution et du jeu de hasard, et même des activités de racket, et que bien avant la répression Qing la société sadonnait à des activités criminelles à Taiwan et ailleurs.
A partir de la fin du 19e siècle lactivité de la Tiandihui est illégale presque partout dans le monde. Elle nen est pas moins répandue partout où il y a une émigration chinoise (qui en plus vient souvent en majorité de la Chine du Sud-Est), y compris aux Etats-Unis. La Tiandihui (plus connue comme « les triades », nom dont lorigine est controversée mais qui fait probablement avant tout référence à lunion de la Terre, du Ciel et de lhomme) et des autres « sociétés secrètes » chinoises soccupent surtout de prostitution, racket, jeu de hasard, drogues. Mais le rituel demeure important, surtout en Asie du Sud-Est, au moins jusquà 1950, et lon en trouve des traces même aujourdhui, alors que les sociétés secrètes se montrent comme problème criminel dans les nouvelles régions dimmigration chinoise, y compris lItalie (où les tribunaux ont appliqué aux « triades » des lois conçues contre la mafia.)
Un problème demeure. Pourquoi plusieurs milliers de chinois ont risqué la répression féroce des autorités impériales pour se faire initier à la Tiandihui, alors que, somme tout, ils auraient pu devenir membres dautres sociétés fraternelles (et même criminelles) qui à première vue garantissaient des avantages similaires, sans sexposer automatiquement à la peine capitale réservée aux membres des « sociétés secrètes » considérées comme anti-Qing ? Et est-ce que cette question peut expliquer comment et pourquoi la Tiandihui est devenue, de ce qui était à ses origines, une grande société criminelle internationale ? Mais, « aux origines », la Tiandihui cétait quoi, au juste ?
Cinq interprétations
La police Qing na pas vraiment cherché à « interpréter » la Tiandihui, et les gendarmes impériaux ne sintéressaient pas beaucoup à des questions dorigine et de rituel. Il en va tout autrement pour les fonctionnaires anglais, français et néerlandais qui ont rencontré les sociétés secrètes partout où ils exerçaient leur pouvoir colonial sur des communautés chinoises en Asie du Sud-Est (presque tous leurs ouvrages sont réunis dans les six volumes dirigés par Bolton et Hutton 2000.) Cest à eux qui nous devons la collection et la publication des rituels, avec un intérêt qui nétait pas que policier, et qui explique aussi les grandes collections privées de drapeaux, bannières, certificats et autres ornements des « loges » de la Tiandihui, que lont peut voir aujourdhui dans des musées, surtout à Singapour (Lim 1999 ; Lim 2002.) En effet, plusieurs de ces fonctionnaires sont francs-maçons, et tous connaissent bien la franc-maçonnerie européenne. Parfois, ils ont même une certaine sympathie pour la Tiandihui, quils interprètent daprès un paradigme de la « société secrète » élaboré à partir de la franc-maçonnerie. Ces auteurs pensent que la franc-maçonnerie et la Tiandihui (quils appellent parfois « maçonnerie chinoise ») ne sont que les deux branches dune proto-société secrète originaire, probablement égyptienne, et leurs différences sexpliquent avec le transfert de cette même tradition respectivement vers lOuest et vers lEst. En effet, cette littérature parvient à retrouver des similarités remarquables entre les cérémonies dinitiation de la Tiandihui et certaines cérémonies maçonniques. Bien entendu, on peut se demander si ces similarités sont bien réelles ou si elles ne dérivent plutôt de la mentalité dauteurs qui regardent la Tiandihui à travers des lunettes maçonniques. Il ne reste pas moins que cette « école » a préservé des documents capitaux, et que sa reconstruction des cérémonies est généralement considérée comme assez fidèle. Ce qui est périmé ici est lidée dune « proto-maçonnerie » égyptienne, que lécole « authentique » détudes maçonniques a rejeté au 20e siècle. Avec la mythologie des origines maçonniques, tombe aussi lidée dune origine commune de la franc-maçonnerie et de la Tiandihui. Dailleurs, ces spéculations nintéressent plus les francs-maçons coloniaux à partir de la fin du 19e siècle, alors que les sociétés secrètes chinoises sont de plus en plus associées à la criminalité.
Dans les premières décennies du 20e siècle, une deuxième interprétation de la Tiandihui émerge dans le cercle de Sun Yat-Sen (1866-1925.) Daprès ce père du moderne nationalisme chinois, les sociétés secrètes sont un proto-nationalisme qui sélève contre le pouvoir « étranger » des Qing au nom de la nationalité chinoise. En plus, pour le républicain Sun Yat-Sen, limportant dans la devise de la Tiandihui est lidée de « renverser les Qing », quil interprète comme une aspiration au renversement dun pouvoir impérial antinationale et corrompu. « Restaurer les Ming » ne serait quutopique si lon devait le prendre à la lettre, et dois donc être interprété de façon symbolique comme « restaurer un pouvoir chinois authentiquement national.» Plusieurs auteurs ont essayé de donner une base académique à ces « intuitions » de Sun Yat-Sen, et lon en trouve encore à Taiwan. Si lalliance de Sun Yat-Sen et de certains dirigeants de la Tiandihui en Chine et dans lémigration nest certes pas sans intérêt historique, linterprétation « proto-nationaliste » de la Tiandihui est quelque peu anachronistique et idéologique, et a été aujourdhui largement abandonnée.
Si Sun Yat-Sen a lu les « sociétés secrètes » par des lunettes nationalistes, Mao Ze-Dong (1893-1976) a été un moment tenté par une lecture au moins de certaines sociétés comme manifestation, certes primitive, dun « esprit révolutionnaire » chinois. Ces mots d « esprit révolutionnaire » se trouvent dans lappel que Mao adresse, en juillet 1936 (Chesneaux 1965, 262), au nom du Comité central du Parti communiste, à la Gelahui (Société des Aînés et des Anciens), que la littérature précédente avait considérée soit comme une branche, soit comme une « société secrète » concurrente de la Tiandihui (voir Jacobson 1993), en lui demandant de soutenir sa lutte. En effet, les « sociétés secrètes » auront les positions les plus diverses vis-à-vis du régime communiste qui, quant à lui, sefforcera de les supprimer après sa victoire (avec des résultats dailleurs assez douteux, même si la version officielle est aujourdhui en Chine que les « triades » nont survécu quà Hong Kong et à Taiwan (dont elles chercheraient maintenant à sinfiltrer à nouveau dans le territoire chinois.) Une interprétation des membres des « sociétés secrètes » comme « révolutionnaires primitifs » (dans le sens dEric Hobsbawm [1959]) a été élaborée en Occident par Jean Chesneaux (1965 ; 1970) et ses élèves. Dans une perspective proche du marxisme, soit les « sociétés secrètes » comme la Tiandihui, soit des mouvements religieux messianiques comme le Lotus Blanc, font partie dune anti-société qui soppose à loppression et à lexploitation des paysans. « Renverser les Qing » pour Sun Yat-Sen signifie renverser les étrangers au nom du nationalisme ; pour cette école, il signifie plutôt renverser loppression sociale au nom de lidéal hobsbawmien dune « révolution primitive » qui signore. Bien entendu, cette lecture comme la précédente risque lanachronisme, car elle lit des phénomènes du 18e siècle à la lumière des grandes révolutions chinoises du 20e.
La littérature académique des années 1980 et 1990 a été dominée par l« école des archives », qui fait suite à des conditions politiques favorables qui ont permis létude soigneuse des archives soit en Chine soit à Taiwan. Cette école liée aux noms des historiens Cai Shaoqing et Qin Baoqi en Chine, et Zhuang Jifa à Taiwan nie la primauté de lélément dynastique et politique national (« renverser les Qing, restaurer les Ming ») dans lorigine et le développement de la Tiandihui. En la replaçant dans le contexte de la Chine du Sud-Est et de Taiwan, ces auteurs parviennent à voir dans la Tiandihui une société dentraide et une évolution des sociétés fraternelles villageoises. Si les historiens chinois demeurent des marxistes et expliquent les « sociétés secrètes » par le contexte social (ce qui fait aussi, dans une perspective différente, Zhuang Jifa), ils mettent en avant la solidarité et la protection mutuelle plutôt que la révolution, et cest ici leur différence avec un Sun Yat-Sen ou un Chesneaux. Lun des plus importants interprètes occidentaux, David Ownby, bâtit son interprétation à partir de l« école des archives », en lisant la Tiandihui dans le contexte et lévolution de ces sociétés et associations chinoises qui se constituent chez les paysans sans la direction, et parfois sans lautorisation, des élites traditionnelles (Ownby 1996.) Même louvrage, capitale, de Dian H. Murray, sur les origines de la Tiandihui, tout en tenant compte de certaines suggestions de Chesneaux, est largement fondée sur l« école des archives » et a été dailleurs écrite en collaboration avec Qin Baoqi (Murray et Qin Baoqi 1994.)
L« école des archives » ne sintéresse pas trop des éléments religieux ou ésotériques, soit à cause de ladhésion des auteurs à une sociologie qui considère la religion comme un produit secondaire des tensions sociales, soit parce quelle demeure lié à un schéma traditionnel de lhistoriographie chinoise, qui voit la dissidence comme religieuse au Nord (les mouvements messianiques, dont le Lotus Blanc) et culturelle ou fraternelle au Sud (les « sociétés secrètes », dont la Tiandihui.) Au maximum, on concédera que la Tiandihui, où la religion naurait pas eu à lorigine beaucoup dimportance, a pris un ton apocalyptique et religieux au 19e siècle dans certaines régions où elle a absorbé des éléments messianiques bouddhistes ou taoïstes préexistants.
Cest ce qui a été mis en doute par une cinquième interprétation, proposée notamment par Barend J. ter Haar (1993, 2000.) Daprès ter Haar, auteur dun ouvrage monumental sur le rituel de la Tiandihui, la ritualité a une très grande importance dans cette société et révèle quil sagit bien dune forme de messianisme, qui a certes ses particularités mais qui met en doute la distinction classique entre un Nord « messianique » et un Sud « fraternel » dans la typologie des associations chinoises qui sopposent au pouvoir impérial Qing. Lidée de « restaurer les Ming », loin dêtre secondaire, pour ter Haar est révélée par le rituel dans toute sa centralité. Pourtant, il ne sagit pas vraiment dun légitimisme Ming. En effet, létude comparé des messianismes chinois montre quil est presque coutumier, pour les fondateurs de nouveaux mouvements religieux et ésotériques, de se présenter comme descendants « secrets » dempereurs, donc en époque Qing comme descendants des Ming. En plus, la fusion du bouddhisme et de la religiosité populaire chinoise préconisait larrivée pour sauver lhumanité de désastres apocalyptiques du Bouddha Maitreya assisté dun Jeune Prince Clair de Lune et dun « Roi de Lumière.» Cette tradition est plus ancienne des Ming, mais a été approprié par eux. En effet, le fondateur des Ming, lancien moine Zhu Yuanzhang (1328-1398), avait suivi le mouvement messianique de Han Liner ( 1366), le « Jeune Roi de Lumière » auquel il était resté toujours loyal. Après la mort de Han, Zhu et les Ming avaient revendiqué pour eux-mêmes son héritage et son charisme messianique. Les références à un « Roi de Lumière » et à des fondateurs fils de « Zhu » dans le rituel de la Tiandihui auraient donc une relation non pas nécessairement à une restauration des Ming, mais à lévènement dun messie « Roi de Lumière », donc à une tradition messianique qui en même temps était utilisée par, et utilisait, le symbolisme impérial des Ming.
Conclusion
Chaque interprétation apporte des éléments utiles pour répondre aux questions sur le rôle et lévolution de la Tiandihui et des « sociétés secrètes » en Chine. Si certains éléments sont liés à des contextes idéologiques ou politiques périmés, il faut donc considérer les interprétations comme parfois complémentaires plutôt que toujours et nécessairement alternatives.
La société fraternelle, la confrérie religieuse, le mouvement de contestation politique sont tous des antécédents de la « société secrète » chinoise du 18e siècle. Elle présente toutefois des éléments de nouveauté réels, qui dérivent largement du contexte social particulier de certaines macro-régions chinoises de lépoque. Dans ce sens, si lon veut parler de « société secrète », cest avant tout dans le sens de Georg Simmel (1858-1918) (1996) : la société secrète comme épiphénomène de la société (et qui a du succès, nonobstant les oppositions et les persécutions, en tant que réponse à des problèmes et des exigences réelles de cette même société.) Mais, comme le fait noter Jean-Pierre Laurant (1991, 67), dans la société secrète il y a plus que ça. En même temps quil assure le « fonctionnement intellectuel » dune société, le secret ésotérique peut avoir « la fonction essentielle dy faire entrer, dautre part, une tradition qui la dépasse. » La Tiandihui des origines est une société secrète « simmelienne » en tant que strictement liée à un contexte social que l« école des archives » a élucidé dans ses détails. Mais en même temps le secret ésotérique que ter Haar retrouve dans son rituel insère la Tiandihui dans « quelque chose » qui dépasse sa fonction strictement sociale et qui fait partie en même temps de la tradition des nouveaux mouvements religieux messianiques chinois et dun « paradigme ésotérique» (Zoccatelli 2000.)
Reste à voir comme une société secrète (au sens simmelien du terme) perd beaucoup de sa ritualité dans un procès qui dure près de deux siècles, et se réduit finalement à une association de malfaiteurs avec des éléments rituels qui ne sont parfois plus compris par ces membres mêmes qui continuent à en conserver quelque chose. Nous avons déjà mentionné les théories de lamplification de la déviance : la Tiandihui a été « criminalisée » par les autorités dans des contextes mêmes où elle nétait peut-être pas criminelle. Mais lapplication de ces théories à notre cas rencontre, on la vu, une limite évidente dans les cas où la Tiandihui sadonnait à des activités criminelles même avant que les autorités Qing ne découvrent son existence et son nom. Cette criminalité « originaire » démentit aussi les théories politiques daprès lesquelles la Tiandihui se serait « criminalisé » une fois sa fonction proto-politique cessée, avec le succès des révolutions chinoises du 20e siècle.
Le problème demeure ouvert. Chesneaux (1965, 52) pense que une fois les fonctions politiques de la Tiandihui assumées par des autres acteurs sociaux (les partis politiques) ils ne lui restaient que ses activités criminelles, qui co-existaient avec les autres à lorigine. Chesneaux, ici, voit les partis comme concurrents de la Tiandihui. Mais il ne sintéresse ici quà la concurrence politique, et il néglige le contexte religieux et ésotérique. Il faudrait donc aborder le problème de la dérive criminelle de la Tiandihui à la lumière de celle que Rodney Stark (2003, 4) appelle une « sociologie des dieux. » Les échanges avec les dieux dans un contexte comme celui de la Tiandihui sont particuliers plutôt que généraux : les dieux garantissent certains avantages en échange de certains rituels, mais noffrent pas un projet général de salut. On connaît laversion des « sociétés secrètes » pour le christianisme. Mais il serait intéressant de se demander si la concurrence de plusieurs systèmes globaux de salut le christianisme, le communisme, mais aussi plusieurs formes nouvelles de proposer la religiosité chinoise nait pas progressivement affaibli la capacité du rituel Tiandihui de fonctionner comme rituel religieux et ésotérique et de transmettre un « secret » dans le sens évoqué par Laurant, en ne laissant subsister que lélément criminel, dailleurs présent dès lorigine.
REFERENCES
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Chesneaux, Jean (dir.) 1970. Mouvements populaires et sociétés secrètes en Chine aux XIXe et XXe siècles. Paris : F. Maspero.
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Lim, Irene. 1999. Secret Societies in Singapore, Featuring the William Stirling Collection. Singapore: Singapore History Museum.
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Ownby, David. 1993. « Secret Societies Reconsidered. » In Ownby et Heidhues 1993, pp. 3-33.
Ownby, David. 1996. Brotherhoods and Secret Societies in China in Early and Mid-Qing China: The Formation of a Tradition. Stanford: Stanford University Press.
Ownby, David et Mary Somers Heidhues (dirs.) 1993. « Secret Societies » Reconsidered: Perspectives on the Social History of Early Modern China and Southeast Asia. Armonk (New York) London: M. E. Sharpe.
Simmel, Georg. 1996. Secret et sociétés secrètes. Tr. Fr. Saulxure: Circé.
Stark, Rodney. 2003. For the Glory of God. How Monotheism Led to Reformation, Science, Witch-Hunts, and the End of Slavery. Princeton - Oxford: Princeton University Press.
ter Haar, Barend J. 1993. « Messianism and the Heaven and Earth Society: Approaches to Heaven and Earth Society Texts. » In Ownby et Heidhues 1993, pp. 153-176.
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Zoccatelli, PierLuigi. 2000. « Il paradigma esoterico e un modello di applicazione. Note sul movimento gnostico di Samael Aun Weor. » La Critica Sociologica, no. 135 (automne 2000)
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