Minority Religions, Social Change, and Freedom of ConscienceSalt Lake City and Provo (Utah), June 20-23, 2002 |
Surtout depuis le traumatisme de l'affaire tragique des Branch Davidians à Waco (Texas), en 1993, la recherche sur les mouvements religieux émergents a prêté une attention accrue à la question de la violence. Les autres graves incidents qui se sont produits au cours des années suivantes - y compris des actes de terrorisme tels que ceux commis par Aum Shinrikyo - ont renforcé ces préoccupations. En outre, l'approche de l'an 2000, avec les inquiétudes qu'elle avait suscitées quant aux risques de dérives millénaristes, a conduit plusieurs chercheurs spécialistes des phénomènes religieux à être approchés tant par des journalistes que par des services de police, et donc non seulement à poursuivre leurs recherches sur ces thèmes, mais également à s'efforcer de communiquer les fruits de leurs observations en dehors du milieu universitaire.
Le temps paraît donc venu de tirer quelques leçons de ces années de travail et d'échanges. Il convient d'évoquer à la fois ce que nous avons appris - et ce que nous n'avons pas encore appris, ce qui demeure encore obscur.
Violence extrême - plutôt rare
Une constatation, tout d'abord: alors que la violence peut survenir par accident, à des degrés relativement bénins ou à un échelon limité, dans des groupes religieux comme dans tout autre contexte, les cas de violence extrêmes (incluant des sévices, des homicides, des attentats ou des suicides collectifs) demeurent heureusement relativement peu fréquents.
Tout au long de l'année 1999, nombre de personnes (chercheurs, policiers, journalistes) s'interrogeaient sur les groupuscules religieux qui pourraient commettre quelque chose de grave, mais rien ne s'est produit, ce qui illustre la rareté de telles explosions.
Les cas de violence à moindre échelle ou aux moindres conséquences ne doivent certes pas être négligés, d'autant plus qu'ils peuvent être parfois les signes avant-coureurs de développements plus graves. Il n'en reste pas moins que les prévisions "apocalyptiques" (au sens figuré!) qui prédisaient une multiplication d'explosions millénaristes aux abords de l'an 2000 se sont révélées être de piètres analyses - ou ont montré combien des observateurs projetaient sur des groupes leurs propres raisonnements.
Nul ne doute que de nouveaux cas de violence impliquant des groupes religieux marginaux se produiront, mais le scénario - comme c'est souvent le cas dans ces domaines - ne correspondra que rarement à ce que l'on prévoyait. La plupart des groupes religieux jugés "bizarres" le sont peut-être, mais demeurent généralement inoffensifs.
Violence et environnement social - un problème de perception
Une observation superficielle s'arrête avant tout à un discours flamboyant - et le langage millénariste l'est souvent! Mais bien des discours virulents ne s'accompagnent pas d'actes violents, même s'ils peuvent créer un climat favorable: comme le savent bien tous ceux qui ont étudié ces courants, l'immense majorité des croyants apocaylptiques se contentent d'un rôle passif, ils observent le monde et les "signes des temps" avec la satisfaction intérieure de savoir quel scénario se déroule sous leurs yeux, mais sans besoin d'implication active dans les turbulences accompagnant ces développements. Il existe des personnes ou des groupes qui estiment pouvoir forcer le cours de l'histoire par leur intervention, mais ce n'est de loin pas le profil le plus fréquent.
Un autre élément qui exige des nuances porte sur la relation entre un groupe et son environnement. Parfois, le groupe qui s'engage dans des actes de violence entretient des relations tendues avec le monde extérieur ou a le sentiment d'être persécuté. Mais la question cruciale n'est pas ici celle du degré réel d'opposition rencontrée par le groupe. En effet, des groupes rencontrant une opposition virulente ne tombent jamais dans la violence, tandis que d'autres groupes qui n'ont eu à subir qu'une opposition limitée la ressentent comme insupportable.
La question est en effet avant tout celle de la perception de l'opposition par le groupe - et de la perception de ce qu'il convient de faire pour y répondre. Dans sa typologie de la violence millénariste, la chercheuse américaine Catherine Wessinger a évoqué une catégorie de mouvements qui sont "fragiles" et qui peuvent exploser face à des circonstances qui n'auraient affecté que modérément un autre groupe. Dans une certaine mesure, nous pouvons repérer une dimension de fragilité dans tous les groupes qui ont connu une explosion.
Cela illustre en même temps la difficulté d'établir des mesures objectives pour déterminer les risques d'explosion.
Psychologie et théologie
Le profil psychologique des membres, mais surtout celui des dirigeants, joue donc un rôle non néligeable pour déterminer le passage à la violence.
Cependant, même si un chef de mouvement psychopathe en arrive à ne pas supporter la moindre opposition intérieure ou extérieure au point de prendre des mesures radicales pour la contrer, il aura besoin - pour ses disciples, mais aussi pour lui-même, par rapport à sa propre cohérence - de justifier doctrinalement le recours à la violence. L'absence de telles justifications rendrait plus difficile le passage à l'acte.
De façon plus large, quelles que soient les raisons qui déclenchent l'engrenage de la violence, nous constatons que celle-ci demande presque toujours une justification théologique: n'oublions pas que la religion tend en général plus à canaliser la violence (si ce n'est à la supprimer) qu'à l'encourager. Ce besoin de justification ne se trouve pas seulement dans les documents produits par de petits groupes religieux agissant quasiment en vase clos: l'on pourrait également citer l'exemple des vifs débats autour des attentats suicides ("opérations de martyre") dans le monde musulman.
Il faut prêter attention à ces discours, car le besoin de justification nous indique également sur quels points celle-ci peut se révéler vulnérable et à quelles objections, à quelles barrières possibles se heurte la dérive vers la violence.
La recherche universitaire - utile ou non aux hommes d'action?
Outre les questions déontologiques inhérentes à l'usage des résultats de travaux de recherche universitaire pour servir d'autres objectifs (qui doivent être mises en balance avec la responsabilité sociale du chercheur), les dernières années nous ont appris qu'il n'était pas toujours simple de transférer les connaissances acquises dans un cadre académique sur des groupes potentiellement violents vers des utilisateurs tels que des services de police, qui doivent s'y intéresser pour des raisons pratiques et liées à leurs responsabilités.
Certes, chercheurs et policiers ont un trait commun: les uns et les autres aspirent à établir des faits, et non à lancer sur le marché des hypothèses sensationnelles. En revanche, les objectifs poursuivis ne sont pas les mêmes, ce qui conditionne des démarches en partie différentes - sans parler de cultures différentes entre lesquelles doivent être créés des ponts.
Les informations recueillies par les uns et les autres peuvent être également utiles, les préoccupations également légitimes - elles répondent simplement à des attentes différentes. Les chercheurs doivent avoir l'humilité d'admettre que leurs connaissances ne leur permettent pas automatiquement de déterminer comment il faut agir pour le mieux dans une situation de crise, par exemple, et qu'il n'est pas opportun de se transformer en donneurs de conseils, car ce qu'ils savent ne peut pas toujours être instantanément transformé en solutions pratiques.
En tout cas, quelque chose a déjà changé ces dernières années: en particulier dans le contexte nord-américain, des contacts répétés ont eu lieu entre des chercheurs et des services tels que le FBI. Ces échanges ont permis de mieux comprendre les perspectives des uns et des autres et les apports qui - entre autres sources d'information - peuvent provenir de milieux académiques.
Recherche sur la religion et recherche sur le terrorisme
Différentes disciplines s'intéressent au phénomène des nouveaux mouvements religieux. Elles conditionnent différentes approches et priorités.
Mais ce serait une erreur de vouloir étudier la violence provenant de sectes ou mouvements millénaristes en vase clos. Il est au contraire nécessaire de l'étudier dans le cadre plus large des liens entre religion et violence, et également en interaction avec l'étude des phénomènes de terrorisme. (Beaucoup de cas de violence dans des groupes religieux ne relèvent pas du terrorisme, même au sens large; cependant, l'approche de différents types de violence, sur le mode terroriste ou non, est manifestement préférable, d'autant plus que les frontières entre violence dirigée vers l'extérieur et violence dirigée vers l'intérieur peuvent être mouvantes.)
Souligner ces convergences n'empêche pas de remarquer en même temps que - pour nous limiter à ces cas qui relèvent du terrorisme - il y a une différence fondamentale entre la violence provenant de groupes religieux n'appartenant pas à une tradition historique et les associations politico-religieuses qui s'inscrivent dans une telle tradition. Pour le dire en quelques mots, une comparaison entre Al Qaïda et Aum Shinrikyo montre vite ses limites. Aum Shinrikyo constituait un mouvement sans véritable support social, sans vivier de sympathisants plus large dans la société japonaise. Al Qaïda, en revanche, peut bénéfécier de sympathies qui vont largement au-delà de ses rangs, ce qui rend le problème posé très différent. Les conditions dans lesquelles agissent les deux groupes sont très différentes, car ils entretiennent des types différents de rapport avec la société plus large dont ils sont issus.
Un défi non résolu - prédire la violence
L'idéal serait de parvenir à identifier des signes indicateurs qui permettraient de pronostiquer l'apparition de la violence dans un groupe. Malheureusement, c'est une tâche peu aisée.
A vrai dire, nous avons progressé dans notre compréhension de ces phénomènes. Sans pouvoir prédire rigoureusement l'apparition de la violence, l'étude comparative de plusieurs cas a permis d'isoler différents facteurs qui, dans le passé, ont manifestement contribué au développement de comportements violents.
Il faut reconnaître que de nombreux obstacles existent. Tout d'abord, même si nous avons bénéficié sur quelques groupes d'études qui avaient déjà été menées en partie avant la dérive violente, nous devons nous souvenir que la plus grande partie des petits groupes religieux ne sont étudiés par personne: d'un point de vue statistique, il est peu probable que le prochain groupe qui explosera se trouve justement à ce moment sous la loupe d'un chercheur! Et donc peu vraisemblable aussi qu'un observateur attentif soit là juste au bon moment pour lancer un avertissement - à supposer en outre qu'il dispose des éléments nécessaires pour le faire, si l'on souvient que, à plusieurs reprises, même des membres actifs du groupe ignoraient tout de ce qui se tramait.
De plus, comme cela a déjà été mentionné plus haut, le nombre de cas survenu au cours des trois dernières décennies a, heureusement, été assez peu élevé. Nous devons donc rester prudents avant de nous risquer à des affirmations générales, même si des similitudes apparaissent - l'on ne peut manquer ainsi d'être frappé en observant des parallèles entre l'affaire de l'Ordre du Temple Solaire (OTS) en 1994 (les affaires de 1995 et 1997 relevant de dynamiques un peu différentes), et celle du Mouvement pour le rétablissement des Dix Commandements de Dieu en Ouganda en 2000, malgré la disparité des contextes culturels.
Avec prudence, il nous est possible de brosser certains traits, d'isoler des facteurs qui risquent de précipiter une dérive violente. Mais la prédiction demeure difficile.
L'étude des phénomènes religieux et son apport
En dépit de ces limites et de tout ce qui pourrait encore être fait, il n'y a guère de doute que l'étude des phénomènes religieux peut apporter des contributions appréciables à l'analyse de la violence dans des mouvements religieux ou plus anciens. En faire une analyse dans une perspective qui serait uniquement celle du terrorisme ou de la violence politique, ou encore d'enquêtes policières, peut faire courir le risque de négliger des facettes importantes. Chaque approche a en effet ses accents et tend à privilégier inconsciemment certains facteurs.
Ce qui caractérise l'étude des phénomènes religieux est l'intérêt spécifique pour les croyances et pratiques qui en découlent. Cette approche prend en principe au sérieux les convictions exprimées et s'intéresse à la manière dont celles-ci sont articulées. Or, les discours des groupes religieux qui choisissent la violence et leurs convictions doctrinales peuvent nous apprendre bien des choses, si l'on se donne la peine de les lire et de les prendre au sérieux. C'est là que l'apport de ceux dont la spécialité est celle de l'étude des phénomènes religieux peut se révéler irremplaçable, car ils peuvent se trouver en mesure d'analyser et de "traduire" ces discours pour en décrypter la signification.
Finalement, le défi face auquel la violence place l'étude des phénomènes religieux est l'aptitude à fournir une interprétation - équilibrée, précise et, le cas échéant, utilisable dans un contexte pratique, même si tel n'était pas l'objectif originel du travail de recherche.
First published on www.terrorisme.net. Copyright 2002 terrorisme.net
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