Louvain, 30 mai 2001 (APIC) Toutes les spiritualités fleurissent désormais sur la place publique, comme au supermarché. Les nouvelles venues suscitent méfiance, dans les Eglises comme dans la société. Des sectes? Le mot nest pas neutre. On le lance pour barrer la route à de possibles violences. Mais doù viennent-elles? Chacun peut se poser la question, constate en théologien le professeur Adelbert Denaux (Katholieke Universiteit Leuven), que lagence CIP à Bruxelles a interrogé à son retour dune conférence internationale, tenue à Londres.
"The Spiritual Supermarket", "le supermarché de la spiritualité": cest le thème qui a rassemblé à Londres, du 19 au 21 avril, quelque 130 experts pour discuter des nouveaux mouvements religieux. La rencontre était organisée à linitiative d"Inform", un réseau dinformation sur les nouveaux mouvements religieux fondé en 1988 par la sociologue Eileen Barker, attachée à la "London School of Economics". Inform était associé, pour la circonstance, à dautres centres, dont le Cesnur créé en 1998 à Turin en Italie.
Q.: A qui sadressait la rencontre de Londres?
A. Denaux: Elle nétait pas spécialement conçue à lattention des responsables civils ou religieux. Elle avait plutôt un objectif déchange dinformations et dapproches scientifiques sur les "nouveaux mouvements religieux". Cest dailleurs ce qui ma intéressé. Je ne suis pas allé à Londres au nom du Centre dinformation et davis ou du groupe interdiocésain que je préside, mais comme universitaire soucieux découter les points de vue dautres collègues et dautres disciplines. Les théologiens ont aussi à apprendre des sociologues.
Q.: Les sociologues hésitent à baptiser "sectes" les nouveaux mouvements religieux
A. Denaux: Oui, et plus que jamais. Car le mot "secte" est lourd dun préjugé négatif, qui fait apparaître davance comme suspect tout groupe religieux nouveau ou minoritaire. Cet a priori est inacceptable: il ouvre la porte à lintolérance et donc à la violence quon prétend combattre. Cest ce qua remarquablement montré à Londres la sociologue Eileen Barker dans son exposé introductif. Elle sest interrogée non seulement sur les mouvements religieux, mais sur ceux qui les observent. Aucun observateur nest neutre. Chez tous, lobservation est orientée par une préoccupation typique, qui caractérise déjà leur position par rapport au phénomène observé.
Mme Barker distingue cinq types principaux dattitudes à légard des nouveaux mouvements religieux. Certains se demandent plutôt: quel danger ces mouvements peuvent-ils représenter pour la société? Cest une préoccupation typique des comités et centres de vigilance, avec ou sans mandat officiel. Dans les Eglises majoritaires, selon la sociologue, lobservation est plutôt guidée par le souci de défendre lorthodoxie, donc de sopposer à une position religieuse divergente ou adverse. Chez les scientifiques, la préoccupation sera de faire le point objectivement sur les croyances dun groupe et sur ses relations à la société, sans prendre position pour ou contre. Dautres observateurs se situent sur un terrain plus juridique: des défenseurs des droits de lhomme sinsurgent contre les discriminations dont sont victimes certains groupes. Enfin, les partisans des groupes sont typiquement soucieux den montrer les aspects positifs, souvent pour contrer des perceptions quils estiment incorrectes.
Q.: Quand une secte est dénoncée pour ses abus, les observateurs sont-ils en cause?
A. Denaux: Le propos dEileen Barker nétait pas de mettre certains drames, comme la mort des adeptes de lOrdre du Temple solaire, sur le dos des observateurs. Mais elle a mis en garde contre les simplismes. Quand on dénonce la violence dun groupe, dit-elle, cette violence néclate jamais dans le vide. Elle explose dans un contexte social, où tout le monde joue un rôle, y compris les observateurs. Et de citer lexemple de Waco au Texas, où 86 membres du groupement des "Davidiens" dont plusieurs enfants ont péri en 1993 lors de lassaut donné par les gens du FBI contre leur ferme. Le FBI avait dabord annoncé le suicide collectif dans lincendie de la ferme. Une enquête a montré que les approches du FBI et de ladministration Bush à lépoque avaient contribué à mettre le feu à la ferme de lextérieur! Dans pareil cas, doù vient la violence? demande Mme Barker. Du groupe religieux? De la société? Il y a même une violence de lEtat qui peut pousser un groupe minoritaire à une autodéfense suicidaire!
On parle souvent des menaces que représentent les sectes. Mais les menaces ne sont pas que de ce côté. Il y a bien dautres sources dintolérance dans la société. On néchappe pas à la question de la violence et à la complicité quon peut entretenir avec elle. Cest une question à prendre très au sérieux. Elle nous concerne tous, vous comme moi.
Q.: Les diverses positions face aux phénomènes religieux sont-elles conciliables?
A. Denaux: Lapparition de nouveaux mouvements religieux suscite évidemment une tension sur laquelle les autorités mais aussi des associations civiques peuvent se crisper autant que les adeptes du nouveau groupe. Mais on a aussi montré à Londres quune série dacteurs peuvent jouer dimportants rôles de médiations. Cest le cas de divers experts ainsi que de responsables religieux, pourvu quils soient ouverts au dialogue. Le rôle des médias nest pas neutre non plus: il peut favoriser des rapprochements ou, au contraire, durcir des oppositions. Le problème tient souvent au manque de communication directe: on parle de lautre ou sur son dos, au lieu de le rencontrer Parfois, la communication directe avec certains pose un problème en soi.
Q.: Vous avez évoqué Waco. Y a-t-il de grandes différences entre lapproche américaine et européenne?
A. Denaux: Le drame de Waco ne doit pas être monté en épingle comme typiquement américain. Au contraire, la plupart des Etats américains sont nettement plus ouverts que les pays européens aux mouvements religieux, quels quils soient. Ça sexplique dabord par lhistoire des Etats-Unis, dont bien des figures marquantes furent des dissidents religieux. De plus, ce pays a développé une tradition très libérale face aux déviances
En Europe occidentale, la France se distingue par une position plus particulière. Le 3 mai dernier, le Sénat a adopté en seconde lecture une proposition de loi "tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de lhomme et aux libertés fondamentales". Parallèlement, les sénateurs avaient adopté au préalable une nouvelle loi créant le délit de "manipulation mentale". Une société doit protéger ses membres contre les abus. Mais le problème, soulevé par divers juristes, est que le droit soit le même pour tout le monde et que lautorité nutilise pas le droit en excluant certains groupes de la liberté dexpression, dassociation ou de culte. Or, cest la notion de "manipulation mentale" qui reste délicate à manier, selon les juristes. Et le 3 mai, au moment du vote des derniers amendements à la proposition de loi déposée par Nicolas About et Catherine Picard, un sénateur a expliqué quil ne pouvait voter un texte qui prétend combattre les abus dune organisation quil ne définit jamais: le mouvement sectaire!
La France, que certains voudraient suivre en Belgique et en Allemagne, représente à cet égard la position typique dun Etat laïc qui tend à prendre la relève de lEglise catholique pour dire ce qui est bon ou non pour ses fidèles. Poussée à bout, la logique mène à la restauration dune sorte de Saint-Office: un organisme de censure qui dirait quelles sont les bonnes et les mauvaises organisations ou religieuses La Commission belge denquête parlementaire sur les sectes nen était pas loin avec sa liste dorganisations sectaires nuisibles Mais, le Parlement a approuvé le rapport de la Commission, sans la liste.
Quant à lEurope de lEst et de lOuest, la situation des organisations religieuses minoritaires reste difficile. Tantôt, comme en Russie, parce que lEtat et lEglise orthodoxe se donnent la main pour refuser la liberté dexpression et de culte à des associations religieuses minoritaires. Tantôt, comme en Pologne, parce que lon sinspire de lexemple français pour faire plutôt la chasse aux nouveaux mouvements religieux.
Q.: Vous iriez jusquà plaider la cause des nouveaux mouvements?
A. Denaux: Ne vous méprenez pas sur ce que je dis. Je ne suis pas en train de plaider la cause des nouveaux mouvements contre les Eglises et les institutions, mais seulement la cause du respect, de la tolérance, de louverture et du dialogue, de part et dautre.
Q.: Les experts réunis à Londres voient-ils lavenir des religions dans le sens dun plus grand éclatement des grandes traditions religieuses ?
A. Denaux: Le pluralisme actuel sexplique-t-il par une sécularisation plus avancée? La question a été soulevée à Londres par trois sociologues de lUniversité Erasme à Rotterdam, Dick Houtman, Peter Mascini et Marieke Gels. Ils se sont demandé: comment se fait-il que les Eglises se vident depuis quarante ans aux Pays-Bas alors que le Nouvel Age progresse? Serait-ce dû, comme certains lont cru, à un progrès plus grand dans la voie de la raison, de la rationalité? Pas vraiment. Car les jeunes qui adhèrent aux idées du Nouvel Age le font comme on adhère à une foi religieuse. Dailleurs, il y a des jeunes (et des aînés) qui mettent leur foi dans la science ou dans la technologie. Les sociologues ont aussi remarqué que parmi les jeunes non-croyants, le rationalisme est à peine plus fort que chez les croyants. Et surtout, ils ont constaté que les jeunes Hollandais sont nettement moins rationalistes que leurs aînés. Donc, le déclin de ladhésion aux Eglises traditionnelles et à la foi chrétienne ne sexplique pas par un progrès de la raison.
Alors comment expliquer que des jeunes désertent la tradition religieuse séculaire du christianisme pour adhérer aux conceptions gnostiques du Nouvel Age? Précisément parce que le Nouvel Age saccommode bien de lindividualisme ambiant. Chacun peut y faire ses choix religieux et éthiques comme on fait ses courses au supermarché.
?Il me paraît essentiel de prendre au sérieux ce que découvrent, décrivent et analysent les sociologues. Ce nest certes pas le seul point de vue à faire valoir. Mais il doit être entendu, et en particulier dans les Eglises, qui ont beaucoup à apprendre en ce domaine. Le rôle dun théologien chrétien nest pas seulement denregistrer des faits sociaux et den proposer une explication après coup. Il est de proposer des pistes de discernement pour aider les chrétiens à se situer dans leur foi, dans leur espérance et dans leur charité. Cest ce quont fait depuis les origines de lEglise les grands penseurs chrétiens: ils se sont efforcés de rendre compte de leur foi, den montrer la cohérence et de la défendre dans des situations où elle risquait dêtre mise en cause, ou bien était directement décriée par des adversaires.
Il importe dautant plus de rendre ce même service aux fidèles aujourdhui que lévolution de la société les place au milieu dun supermarché où on a demblée la fausse impression que tout se vaut. Pour peu que sy ajoute le bricolage que chacun fait de tout ce quil entend, que devient lessentiel de la foi chrétienne? A cette question, il importe que le théologien cherche à proposer une réponse cohérente.
Les sociologues constatent souvent avec ironie que les chrétiens qui affirment partager le même type de convictions essentielles divergent dans leurs appréciations morales ou politiques dune série de réalités. Bien sûr, la liberté de conscience a ses droits. Mais le théologien que je suis ne se satisfera jamais de lécart quil constate entre des croyances et des comportements. Prétendre aimer le Dieu quon ne voit pas et manquer damour envers le frère quon voit, cest une incohérence grave sur laquelle lattention des disciples du Christ est attirée depuis les origines. (apic/cip/pr)
The Spiritual Supermarket: Religious Pluralism in the 21st Century April 19-22, 2001 |
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