(communication au colloque international de lassociation ARIES "Symboles et Mythes dans les mouvements initiatiques et ésotériques (17ème - 20ème siécles): filiations et emprunts", en Sorbonne, Paris, 12 octobre 1996)
1. Filiation, initiation, sexualité
Tous les mouvements ésotériques ne sont pas initiatiques, dans le sens que tous ne confèrent pas des degrés plus ou moins secrets. Quant aux mouvements initiatiques, ils ne font pas tous référence à une idée de filiation. Il y en a où seule lefficacité des pratiques est mise en avant. Notamment dans les milieux de la Wicca anglo-américaine, il est fréquent dentendre dire quil nest pas important si une tradition est vieille de deux mille ans ou si elle a été inventée le jour avant, pourvu que le rituel "fonctionne". Toutefois, il est vrai que la grande majorité des organisations initiatiques revendique quelque sorte de filiation, plus ou moins ancienne, y compris dans les milieux qui mettent au centre de leur expérience la magie sexuelle. On y rencontre des groupes pour lesquels seule lefficacité est importante. Mais la majorité revendique une filiation, qui remonte souvent à Cagliostro et à la partie d"alchimie interne" de ses arcana arcanorum [1], si ce nest au gnosticisme ancien, au tantrisme, aux traditions chinoises.
Finalement, un phénomène contemporain - mais non sans précédents au XVIIIe (encore une fois, chez Cagliostro lui-même) et XIXe siècles - peut-être appelé lhypertrophie de la filiation. Une tradition particulière prétend dêtre la tradition ésotérique universelle (ou, tout au moins, universelle en Occident) et affirme que ses représentants sinscriraient dans une lignée de maîtres qui auraient dirigé dune façon secrète tout lésotérisme occidental pendant plusieurs siècles. Il y aurait donc une super-société secrète ou une organisation meta-initiatique qui aurait présidé aux diverses sociétés secrètes "légitimes" dans lhistoire de lésotérisme occidental. On ajoute volontiers que cette super-société est toujours demeurée secrète, mais que maintenant certaines circonstances permettent den révéler lexistence. Cette hypertrophie de la filiation existe dans la "maçonnerie égyptienne" de Cagliostro, mais aussi dans certaines affirmations de lHermetic Brotherhood of Luxor [2], de la Société Théosophique (surtout chez Leadbeater), de lAMORC, sans parler - bien entendu - du Prieuré de Sion, où des documents pourtant bien connus comme faux continuent dêtre présentés au grand public dans des livres vendus à plusieurs millions dexemplaires [3].
Le milieu qui se réfère au magistère magique de Giuliano Kremmerz (pseudonyme de Ciro Formisano, 1861-1930) vit justement aujourdhui en pleine hypertrophie de la filiation. Chaque petit groupe kremmerzien prétend volontiers faire partie dune filiation qui existerait depuis plusieurs siècles (au moins du passage de Cagliostro à Naples, mais on évoquera volontiers la Renaissance) et qui aurait présidé aux développements de diverses sociétés secrètes, dont les arcana seraient finalement les mêmes si lon remonte jusquau niveau plus haut de linitiation. Derrière les sociétés secrètes occidentales existerait un "Ordre égyptien" (l"Ordre", tout court) qui en aurait organisé la naissance tout en demeurant caché jusquà notre siècle. On dira donc que des sociétés comme la franc-maçonnerie, le martinisme, les groupes rosicruciens, la Hermetic Brotherhood of Luxor et même des groupes désotérisme chrétien ou catholique (comme lassez mystérieuse Estoile internelle) ont, bien entendu, un intérêt en eux-mêmes, mais ils lont précisément car cest lOrdre égyptien qui a décidé de les susciter et de les diriger au cours de lhistoire.
Bien entendu, des autres organisations tiennent aujourdhui le même discours. De lautre côté il est curieux de noter que cette unité des sociétés secrètes qui auraient été toujours dirigées par un même centre trouve aussi un miroir dans certains discours anti-occultistes (catholiques ou protestants) daprès lesquels les sociétés secrètes, nonobstant leurs différends, auraient été toutes dirigées par un centre unique, par des "arrière-loges" cachées, ou plus simplement par le Diable. Lhypertrophie de la filiation peut dont être interprétée aussi comme un miroir de lhypertrophie de la diabolisation qui caractérise un certain discours anti-ésotérique et complotiste.
2. Le milieu kremmerzien: histoire et secrets
Le milieu kremmerzien fut, du vivant de Giuliano Kremmerz, un système de boîtes chinoises, qui comprenait:
a) une organisation ésotérique mais non initiatique et non secrète, la Fraternité de Miriam (ou Myriam);
b) une société secrète initiatique, le Grand Orient égyptien, qui se disait émanation de
c) un Ordre égyptien, qui se tenait caché et dont soit le Grand Orient égyptien, soit la Fraternité de Miriam auraient tiré leur légitimité du point de vue de la filiation.
Ciro Formisano, avant de devenir Giuliano Kremmerz, avait été professeur dhistoire et géographie au lycée dAlvito (province de Caserta), propriétaire dun laboratoire de photogravure, et journaliste au Mattino de Naples. Il habitait à Portici, près de Naples, dans une maisonnette de propriété de sa mère, madame Gaetana Argano. La même maison avait un locataire, lésotériste Pasquale De Servis (+1894), qui signait "Izar". Cest par lintermédiaire de De Servis que Formisano connut un ésotériste de proue du milieu napolitain, Giustiniano Lebano (1832-1909), dignitaire de la franc-maçonnerie "officielle" du Grand Orient, mais également de la Société Théosophique et de plusieurs maçonneries "de marge" de rite "égyptien". Lebano était à son tour en contact avec Leone Caetani, prince de Teano et duc de Sermoneta (1869-1935), islamologue et orientaliste réputé, homme politique et en même temps, pour un cercle de disciples assez petit et discret, maître dalchimie et de magie sexuelle. Ce milieu était paganisant et hostile au christianisme [4]. Les relations de ce groupe désotéristes paganisants actifs entre Rome et Naples entre la fin du XIXe et le premières décennies du XXe siècle avec une génération précédente désotéristes du Sud de lItalie comme le baron Nicola Giuseppe Spedalieri (lun de plus assidus correspondants dÉliphas Lévi) et Domenico Bocchini demeurent assez obscures.
Entre 1888 et 1893 Formisano disparaît de Portici, se rendant selon les uns en Amérique du Sud et selon les autres en France. Ce qui est certain est que, revenu à Portici en 1894, il sétait désormais transformé en Giuliano Kremmerz, maître désotérisme, guérisseur et fondateur en 1897 de la revue Il Mondo secreto, qui fut suivie du bulletin La Medicina ermetica (1899-1900) et plus tard de Commentarium (1910-1911). Tourmenté par des problèmes de famille (et aussi enquêté par la police pour exercice illégal de la médecine en tant que guérisseur) Kremmerz abandonna le Sud de lItalie (où il avait pourtant la majorité de ses disciples) en 1907 pour sinstaller à Vintimille (1907-1909), puis à Camogli et enfin à Beausoleil, sur la Côte dAzur, où il mourut en 1930.
La Fraternité de Miriam (ou Fraternité thérapeutique et magique de Miriam), la société ésotérique fondée par Kremmerz, nétait pas vraiment secrète. Ses statuts étaient déposés, et ses publications étaient vendues dans les librairies. Elle nétait pas initiatique, dans le sens quelle ne conférait pas des degrés (même si elle avait, bien entendu, une structure administrative). Les publications de la Fraternité insistaient quelle ne soccupait que de thérapeutique, activité "isiaque" de guérisseurs. Certes, cette thérapeutique présuppose une vision du monde et de lhomme qui explique pourquoi les associés peuvent obtenir des effets magico-magnétiques (et par conséquent curatifs). La Miriam croit à lexistence dun échange entre le magnétisme des hommes et celui de la terre fondée sur les quatre éléments auxquels correspondent les quatre corps: saturnien (physique), lunaire (éthérique), mercuriel (âme), solaire (esprit). Plus lhomme sélève, plus il sera capable de soigner et de guérir les maladies.
Encore aujourdhui, dans la dizaine de groupes concurrents qui se considèrent les héritiers légitimes de la fraternité de Giuliano Kremmerz [5], on trouve sans doute des personnes qui se rapprochent de la Miriam en raison des seuls aspects thérapeutiques et qui ne sont pas intéressées à aller plus loin. Le groupe italien plus "public", la S.P.H.C.I. (École philosophique hermétique classique italique), qui a son siège à Messine, publie une revue qui insiste surtout sur la guérison et dont les références ésotériques ne sont pas si différentes des plusieurs petits magazines italiens du Nouvel Age. Elle invite aussi à des "agapes" en ne manquant pas dinsister sur les qualités gastronomiques des repas proposés [6]. Mais, de lautre côté, on trouve des personnes qui se rapprochent de la Miriam à la recherche de secrets du mystérieux Ordre égyptien, réputé dans le milieux ésotériques italiens (et maintenant français) comme détenteur dinitiations et de pratiques particulièrement efficaces en matière de magie sexuelle.
Du vivant de Kremmerz, ces pratiques existaient certainement. Ils étaient révélées aux cercles plus discrets du "Grand Orient égyptien" (dont lexistence - mais lexistence seule - était connue par la majorité des membres de la Miriam). Kremmerz toutefois en parlait dans ses publications publiques, accessibles aux profanes, quoique sous une forme sibylline, ce qui amena Leone Caetani à séloigner de la Miriam où, selon lui, ont divulguait imprudemment des secrets magiques au vulgaire. Les allusions plus importantes - mais difficiles à comprendre pour les non initiés - se trouvent dans un numéro de Commentarium de 1910 [7]. Après la mort de Kremmerz on sera encore moins prudents, tout en sexprimant toujours en un langage chiffré. Dans la revue du milieu kremmerzien Ibis, en 1950, un autre commentaire (qui reprenait celui de 1910) à la Table dÉmeraude, parlait d"un serpent de verre soufflé de Murano enroulé circulairement sur lui-même (le serpent qui se mord la queue)" employé comme alambic alchimique destiné aux opérations dans lesquelles on utilise "lortosvodum (inutile que les latinistes se mêlent de cette archaïsme)" et "des essences différentes provenantes de plantes de la République Argentine: lune de couleur rouge flamboyant et lautre blanche comme du lait" [8]. Pour les initiés il était clair que la référence à la "République argentine" renvoie à la lune (lastre d"argent") à laquelle correspondent les deux "plantes": la plante "rouge" (le sang menstruel de la femme) et la plante "blanche" (la semence masculine); quant à l"ortosvodum" il sagit du ferment animal dont lemploi est typique des écoles de cette tradition et qui est ajouté aux plantes "rouge" et "blanche" dans une pratique de spermatophagie rituelle.
Il semble bien que au deuxième niveau, "osirisiaque" et non plus "isiaque", du système de boîtes chinoises kremmerzien, il y avait (et il y a toujours, mais divers dans les différentes organisations schismatiques) trois degrés dinitiation. Jai fait allusion, dans une partie de mon ouvrage Il cappello del mago [9] que léditeur français a pensé déliminer du chapitre sur Kremmerz de la traduction partielle La Magie (sans en informer ni le lecteur ni dailleurs lauteur), à un système à trois degrés que lon retrouvait chez lOrdre osirisiaque égyptien de la CEUR (Casa Editrice Universale di Roma), qui nétait pas quune maison déditions mais aussi lun des groupes les plus actifs du milieu kremmerzien dans les années 1960-1980. Je me permet den exposer ici une des versions de la CEUR dans son intégralité. Il est impossible de déterminer si ce système initiatique a subi des modifications, et lesquelles, par rapport au vivant de Kremmerz. Il sagit dun système à trois degrés, à chacun desquels correspond un secret de magie sexuelle. Dans le premier degré linitiation est de type divers pour lhomme et pour la femme. Pour lhomme il sagit dune pratique cyclique de spermatophagie. La semence est obtenue par le truchement dun acte de magie auto-sexuelle après six heures de jeûne total. Larcanum du premier degré mentionne un "cycle bref" et un "cycle long". Le "cycle bref" prévoit quarante "opérations", chaque neuf jours, sur douze mois. Le cycle long sinspire au même principe mais prévoit 72 opérations pour, plus ou moins, deux ans et neuf mois. Les instructions insistent et soulignent que pendant cette période, à part les opérations auto-sexuelles nécessaires pour la pratique de spermatophagie, "il est très important dobserver la plus absolue, totale, complète chasteté!". La chasteté est justement laspect central du système kremmerzien et fait toute la différence par respect, par exemple, aux pratiques dun Aleister Crowley. Un vieux kremmerzien que jai interviewé me disait quil ne pense pas que des jeunes hommes et femmes daujourdhui soient capable de pratiquer ce système qui, en dehors des opérations, suppose une chasteté totale au niveau non seulement des agissements mais aussi des pensées.
Le secret du premier degré pour les femmes se réfère à une pratique de magie "auto-sexuelle" qui est obligatoire de pratiquer les "meilleurs jours (subjectifs) du cycle menstruel", avec jeûne de six heures avant lopération. Lorgasme obtenu par lopération auto-sexuelle devrait "charger et activer le sang menstruel", qui sera ensuite ingéré en "doses homéopathiques (une goutte ou deux)". Même pour les femmes il y un cycle bref (13 opérations dans lespace dun an et demi) et un cycle long (32-33 opérations dans lespace de deux ans et demi), période dans laquelle la chasteté plus absolue est encore une fois demandée [10]. Mais, à la fin des cycles, lopération magique du premier degré nest pas terminée. Le cycle (bref ou long) terminé on sera prêt pour un jeûne rituel de neuf jours au terme duquel on procédera à lingestion soit de la semence (pour les hommes), soit du sang menstruel "chargé" (pour les femmes) mêlé à un ferment animal (oeuf, dit-on: mais de quel animal?) sur lequel il existe aujourdhui toute une discussion entre les diverses organisations kremmerziennes, discussion pour elles très importante car on enseigne que, si lon utilise le mauvais ferment, toute lopération naura aucun effet.
Le secret du deuxième degré demande la répétition des opérations du premier, mais exige la collaboration de lhomme et de la femme: leurs sécrétions respectives doivent en effet être obtenues en même temps et mêlées dans un ensemble qui inclut également le ferment animal. Des écoles contemporaines y ajoutent en plus du vinaigre et du sel, ce qui permettrait dabréger la durée des cycles (il est impossible de déterminer si ces pratiques existaient déjà du vivant de Kremmerz).
Le secret du troisième degré correspond à trois pratiques de magie sexuelle de couple - "noire", "blanche" et "rouge" (sodomie, rapport sans émission de la semence et rapport dans la phase menstruelle de la femme). Ces rapports sont précédés par lingestion de l"amalgame" du deuxième degré et conclus par des nouvelles opérations dingestion dun ensemble qui est le même quant à sa composition mais qui a maintenant - grâce, justement, à toutes les opérations effectuées pendant les années - les qualités dune véritable "pierre philosophale".
Il ne reste quà "transformer le métal en or" et, au delà du troisième degré, il y a cinq "retraites dans lobscurité", où linitié demeure dans lobscurité plus absolue pour sept jours avec des opérations périodiques selon le secret du premier dégrée. Le but de ces initiations correspond à la cosmologie kremmerzienne: il sagit de "séparer" les éléments plus élevés du composé humain des éléments inférieurs, en fonction dun série de correspondances alchimiques dans le monde de la nature et dans celui de la sexualité. Lobjectif final est la création dun "corps de lumière", qui devrait être une garantie dimmortalité, garantie dailleurs tangible et susceptible dêtre expérimentée dès cette vie.
Même sil est difficile - dans létat actuel des documents - de savoir si les pratiques ont été modifiées par certains disciples après la mort de Kremmerz, il est certain que dès son vivant, derrière la Fraternité de Miriam (ésotérique, mais non initiatique) il y avait un deuxième niveau constitué du Grand Orient égyptien (initiatique, secret, et axé sur la magie sexuelle). Il faut aussi signaler que - au fur et à mesure que ces pratiques ont été connues, au moins dans les grandes lignes, dans les milieux ésotériques italiens - des groupes syncrétistes sont aussi apparus, qui mêlent les pratiques sexuelles de Kremmerz à celles dAleister Crowley, comme le groupe Lilith de Florence quen 1991 a publié deux petits livres sur "les secrets de la magia sexualis" par son Grand Maître Marco Massai [11]. Et la situation est aujourdhui compliquée par le fait que la majorité des groupes qui se font appeler "Fraternité de Miriam" et qui revendiquent la succession de Kremmerz ont leur propre "Ordre égyptien" (qui correspond à ce qui, à lépoque de Kremmerz, était le Grand Orient égyptien, cest-à-dire à un système initiatique secret, à trois ou quatre degrés, de magie sexuelle).
3. LOrdre égyptien a-t-il vraiment existé?
Il est temps, maintenant, de se poser la question si lOrdre égyptien a eu - ou a aujourdhui - une existence réelle sur le plan matériel et non pas seulement sur un plan astral ou métaphysique. La confusion dérive du fait quà lépoque de Kremmerz, dans le cercle de ses amis plus intimes, on parlait de trois niveaux de lorganisation quil représentait (la Fraternité de Miriam, le Grand Orient égyptien et lOrdre égyptien), alors quaujourdhui dans la plupart des groupes kremmerziens il nest question que de deux (la Fraternité de Miriam et lOrdre égyptien). A lépoque de Kremmerz le Grand Orient égyptien et lOrdre égyptien nétaient pas la même chose. Le Grand Orient égyptien était lorganisation qui conférait les degrés initiatiques secrets de magie sexuelle. Il conférait une légitimité initiatique à la Fraternité de Miriam, mais - à son tour - il tenait sa légitimité de lOrdre égyptien, qui aurait été une organisation plus ancienne et déjà cachée derrière des sociétés secrètes qui existaient, notamment dans le Sud de lItalie, à partir au moins de la fin du XVIIIe siècle. Or, de lOrdre égyptien - en tant quorganisation différente et supérieure au Grand Orient égyptien - on ne sait presque rien, sauf que des personnages comme Lebano, Caetani et Kremmerz lui-même ont affirmé den faire partie.
Aujourdhui plusieurs organisations qui sappellent "Ordre égyptien" existent. Elles sont des sociétés initiatiques qui confèrent les degrés correspondants aux divers secrets kremmerziens de magie sexuelle. Elles ne font rien de plus - et rien de moins - de ce que faisait à lépoque de Kremmerz le Grand Orient égyptien. Ils affirment volontiers une origine très ancienne, mais ne la prouvent pas. En même temps cest ici précisément que lhypertrophie de la filiation se développe, car tous affirment que lOrdre égyptien - qui devient simplement l"Ordre" - est la plus importante organisation initiatique du monde, existe depuis plusieurs siècles et a crée la majorité des sociétés secrètes en Occident.
Les historiens et les sociologues sont finalement confrontés à un problème fréquent en matière de sociétés secrètes. Sils nient quun Ordre égyptien existait avant la fondation de la Fraternité de Miriam on leur objectera quils se limitent aux sources "profanes" et quil y a des vérités qui ne se trouvent pas dans les archives ou les documents. On ajoutera même quil est bien que certains documents demeurent secrets. De leur côté, les chercheurs ne peuvent que se limiter aux documents. Dailleurs, plusieurs filiations revendiquent leur caractère hypertrophique; elles ne peuvent pas toutes avoir raison. La question si des entités bénéfiques organisent sur un plan purement métaphysique les activités de toutes les sociétés bienfaisantes dans lhistoire du monde (et si, en pendant, des entités maléfiques organisent les activités des organisations malfaisantes) nest pas sans intérêt, mais échappe entièrement au domaine de lhistoire ou de la sociologie.
Pour ce qui est de la filiation kremmerzienne, je ne pense pas que les références à lOrdre égyptien ont été inventées de toute pièce par Kremmerz ou par Caetani. Tout dabord, dans certaines de leurs allusions il nest pas clair sils veulent se référer au Grand Orient égyptien (dont lexistence ne fait pas de doute) ou à lOrdre égyptien. Même quand ils se référent clairement à un troisième niveau, au delà du Grand Orient égyptien, peut-être nindiquent-ils que quelque chose qui est sans doute vraie, cest-à-dire que le système initiatique de magie sexuelle du Grand Orient égyptien na pas été inventé par Kremmerz ou par ses maîtres immédiats (cest-à-dire par le milieu de Rome et de Naples de la génération qui la immédiatement précédée). La majorité de ces techniques - qui, certes, peuvent connaître beaucoup des variations - existait bien avant Kremmerz et ses maîtres, dans les arcana de Cagliostro et, avant Cagliostro, dans une tradition qui des milieux ésotériques surtout allemands du XVIIIe siècle, remonte jusquà des milieux kabbalistiques où lon trouve les traces des pratiques de spermatophagie rituelle pratiqués jadis dans des milieux gnostiques, tantriques et taoïstes [12]. Si, en se référant à un "Ordre égyptien", Kremmerz et ses amis voulaient signifier que la magie sexuelle comme voie pour sassurer limmortalité existait depuis plusieurs siècles et navait pas été "inventée" dans leur milieu, ils avaient sans doute raison. Prouver lexistence dun "Ordre égyptien" comme une organisation structurée et continue depuis la Renaissance - ou même depuis Cagliostro - jusquà lépoque de Kremmerz semble par contre, jusquà la parution de nouveaux documents à présent inconnus, quelque chose de bien plus difficile.
[1]Voir mon article "Arcana Arcanorum: Cagliostros Legacy in Contemporary Magical Movements", Syzygy: Journal of Alternative Religion and Culture, vol. I, n. 2, Spring 1992, pp.117-135. [Retour]
[2] Voir Joscelyn Godwin, Christian Chanel, John P. Deveney, The Hermetic Brotherhood of Luxor, Samuel Weiser, York Beach (Maine) 1995. [Retour]
[3] Voir pour une première mise au point mon article "Francia, caccia allultimo Graal", Avvenire, 27.9.1996, p. 18. Antoine Faivre relève la présence de lidée selon laquelle "un programme délibéré et unique serait à loeuvre derrière des courants aussi différents que la Kabbale, la légende du Graal, la Franc-Maçonnerie, le Rosicrucisme du XVIIe siècle, etc." également dans le courant "pérennialiste" ("Présence du Graal dans les courants ésotériques du XXe siècle", in Colloque de Cerisy. Graal et modernité, Dervy, Paris 1996, pp. 81-97): autre exemple - sur un registre divers - dhypertrophie de la filiation. [Retour]
[4] Sur ce milieu voir mon ouvrage La Magie. Les nouveaux mouvements magiques, Droguet et Ardant, Paris.1993, pp. 278-283. [Retour]
[5] Voir ibid., pp. 292-297; bien entendu, la liste des groupes kremmerziens aurait besoin aujourdhui dune mise à jour. [Retour]
[6] Par exemple, linvitation à l"agape" du 10 août 1995 chez le restaurant "Al Tramonto Rosso" de Salice (province de Messine) proposait un menu assez important: apéritif avec tartines, jambon cru et melon, macaroni à la Norma, panzerotti au Tramonto Rosso, poisson, viande, pommes de terre, salade, tarte Mimosa, glace; moins ésotérique est la référence à la Coca-Cola proposée à côté de leau, du vin et du vin mousseux (lettre circulaire de la S.P.H.C.I. en date du 10 juillet 1995). [Retour]
[7] Voir L. Jesboama, "Pro schola. Commento completo alla Tavola di Smeraldo dellErmete Trismegisto", Commentarium, I (1910), n. 8-9-10, pp. 181-187. [Retour]
[8] Hahajah, "La Tavola di Smeraldo con commento pro circulis agentibus internis", Ibis. Rivista bimestrale di studi esoterici, I, n. 5 (septembre-octobre 1950), pp. 29-32. [Retour]
[9] Massimo Introvigne, Il cappello del mago. I nuovi movimenti magici dallo spiritismo al satanismo, SugarCo, Milan 1990, pp. 304-305. [Retour]
[10] Ces informations sont plus complètes de celles que le Groupe Prometeo de Milan a décidé de rendre publiques dans les années 1988-1989 et se basent sur des instructions ronéotées de plusieurs organisations kremmerziennes contemporaines dans mes archives. [Retour]
[11] Marco Massai, I segreti della Magia Sexualis, 2 voll., GS Edizioni, Florence 1991. [Retour]
[12] Pour lhistoire de la spermatophagie voir mon ouvrage Il ritorno dello gnosticismo, SugarCo, Carnago (Varese) 1993; et Mircea Eliade, Occultismo, stregoneria e mode culturali, tr. it., Sansoni, Florence 1982. [Retour]
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