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De l’hypertrophie de la filiation: le milieu kremmerzien en Italie

Par Massimo Introvigne

(communication au colloque international de l’association ARIES "Symboles et Mythes dans les mouvements initiatiques et ésotériques (17ème - 20ème siécles): filiations et emprunts", en Sorbonne, Paris, 12 octobre 1996)

 

1. Filiation, initiation, sexualité

Tous les mouvements ésotériques ne sont pas initiatiques, dans le sens que tous ne confèrent pas des degrés plus ou moins secrets. Quant aux mouvements initiatiques, ils ne font pas tous référence à une idée de filiation. Il y en a où seule l’efficacité des pratiques est mise en avant. Notamment dans les milieux de la Wicca anglo-américaine, il est fréquent d’entendre dire qu’il n’est pas important si une tradition est vieille de deux mille ans ou si elle a été inventée le jour avant, pourvu que le rituel "fonctionne". Toutefois, il est vrai que la grande majorité des organisations initiatiques revendique quelque sorte de filiation, plus ou moins ancienne, y compris dans les milieux qui mettent au centre de leur expérience la magie sexuelle. On y rencontre des groupes pour lesquels seule l’efficacité est importante. Mais la majorité revendique une filiation, qui remonte souvent à Cagliostro et à la partie d’"alchimie interne" de ses arcana arcanorum [1], si ce n’est au gnosticisme ancien, au tantrisme, aux traditions chinoises.

Finalement, un phénomène contemporain - mais non sans précédents au XVIIIe (encore une fois, chez Cagliostro lui-même) et XIXe siècles - peut-être appelé l’hypertrophie de la filiation. Une tradition particulière prétend d’être la tradition ésotérique universelle (ou, tout au moins, universelle en Occident) et affirme que ses représentants s’inscriraient dans une lignée de maîtres qui auraient dirigé d’une façon secrète tout l’ésotérisme occidental pendant plusieurs siècles. Il y aurait donc une super-société secrète ou une organisation meta-initiatique qui aurait présidé aux diverses sociétés secrètes "légitimes" dans l’histoire de l’ésotérisme occidental. On ajoute volontiers que cette super-société est toujours demeurée secrète, mais que maintenant certaines circonstances permettent d’en révéler l’existence. Cette hypertrophie de la filiation existe dans la "maçonnerie égyptienne" de Cagliostro, mais aussi dans certaines affirmations de l’Hermetic Brotherhood of Luxor [2], de la Société Théosophique (surtout chez Leadbeater), de l’AMORC, sans parler - bien entendu - du Prieuré de Sion, où des documents pourtant bien connus comme faux continuent d’être présentés au grand public dans des livres vendus à plusieurs millions d’exemplaires [3].

Le milieu qui se réfère au magistère magique de Giuliano Kremmerz (pseudonyme de Ciro Formisano, 1861-1930) vit justement aujourd’hui en pleine hypertrophie de la filiation. Chaque petit groupe kremmerzien prétend volontiers faire partie d’une filiation qui existerait depuis plusieurs siècles (au moins du passage de Cagliostro à Naples, mais on évoquera volontiers la Renaissance) et qui aurait présidé aux développements de diverses sociétés secrètes, dont les arcana seraient finalement les mêmes si l’on remonte jusqu’au niveau plus haut de l’initiation. Derrière les sociétés secrètes occidentales existerait un "Ordre égyptien" (l’"Ordre", tout court) qui en aurait organisé la naissance tout en demeurant caché jusqu’à notre siècle. On dira donc que des sociétés comme la franc-maçonnerie, le martinisme, les groupes rosicruciens, la Hermetic Brotherhood of Luxor et même des groupes d’ésotérisme chrétien ou catholique (comme l’assez mystérieuse Estoile internelle) ont, bien entendu, un intérêt en eux-mêmes, mais ils l’ont précisément car c’est l’Ordre égyptien qui a décidé de les susciter et de les diriger au cours de l’histoire.

Bien entendu, des autres organisations tiennent aujourd’hui le même discours. De l’autre côté il est curieux de noter que cette unité des sociétés secrètes qui auraient été toujours dirigées par un même centre trouve aussi un miroir dans certains discours anti-occultistes (catholiques ou protestants) d’après lesquels les sociétés secrètes, nonobstant leurs différends, auraient été toutes dirigées par un centre unique, par des "arrière-loges" cachées, ou plus simplement par le Diable. L’hypertrophie de la filiation peut dont être interprétée aussi comme un miroir de l’hypertrophie de la diabolisation qui caractérise un certain discours anti-ésotérique et complotiste.

2. Le milieu kremmerzien: histoire et secrets

Le milieu kremmerzien fut, du vivant de Giuliano Kremmerz, un système de boîtes chinoises, qui comprenait:

a) une organisation ésotérique mais non initiatique et non secrète, la Fraternité de Miriam (ou Myriam);

b) une société secrète initiatique, le Grand Orient égyptien, qui se disait émanation de

c) un Ordre égyptien, qui se tenait caché et dont soit le Grand Orient égyptien, soit la Fraternité de Miriam auraient tiré leur légitimité du point de vue de la filiation.

Ciro Formisano, avant de devenir Giuliano Kremmerz, avait été professeur d’histoire et géographie au lycée d’Alvito (province de Caserta), propriétaire d’un laboratoire de photogravure, et journaliste au Mattino de Naples. Il habitait à Portici, près de Naples, dans une maisonnette de propriété de sa mère, madame Gaetana Argano. La même maison avait un locataire, l’ésotériste Pasquale De Servis (+1894), qui signait "Izar". C’est par l’intermédiaire de De Servis que Formisano connut un ésotériste de proue du milieu napolitain, Giustiniano Lebano (1832-1909), dignitaire de la franc-maçonnerie "officielle" du Grand Orient, mais également de la Société Théosophique et de plusieurs maçonneries "de marge" de rite "égyptien". Lebano était à son tour en contact avec Leone Caetani, prince de Teano et duc de Sermoneta (1869-1935), islamologue et orientaliste réputé, homme politique et en même temps, pour un cercle de disciples assez petit et discret, maître d’alchimie et de magie sexuelle. Ce milieu était paganisant et hostile au christianisme [4]. Les relations de ce groupe d’ésotéristes paganisants actifs entre Rome et Naples entre la fin du XIXe et le premières décennies du XXe siècle avec une génération précédente d’ésotéristes du Sud de l’Italie comme le baron Nicola Giuseppe Spedalieri (l’un de plus assidus correspondants d’Éliphas Lévi) et Domenico Bocchini demeurent assez obscures.

Entre 1888 et 1893 Formisano disparaît de Portici, se rendant selon les uns en Amérique du Sud et selon les autres en France. Ce qui est certain est que, revenu à Portici en 1894, il s’était désormais transformé en Giuliano Kremmerz, maître d’ésotérisme, guérisseur et fondateur en 1897 de la revue Il Mondo secreto, qui fut suivie du bulletin La Medicina ermetica (1899-1900) et plus tard de Commentarium (1910-1911). Tourmenté par des problèmes de famille (et aussi enquêté par la police pour exercice illégal de la médecine en tant que guérisseur) Kremmerz abandonna le Sud de l’Italie (où il avait pourtant la majorité de ses disciples) en 1907 pour s’installer à Vintimille (1907-1909), puis à Camogli et enfin à Beausoleil, sur la Côte d’Azur, où il mourut en 1930.

La Fraternité de Miriam (ou Fraternité thérapeutique et magique de Miriam), la société ésotérique fondée par Kremmerz, n’était pas vraiment secrète. Ses statuts étaient déposés, et ses publications étaient vendues dans les librairies. Elle n’était pas initiatique, dans le sens qu’elle ne conférait pas des degrés (même si elle avait, bien entendu, une structure administrative). Les publications de la Fraternité insistaient qu’elle ne s’occupait que de thérapeutique, activité "isiaque" de guérisseurs. Certes, cette thérapeutique présuppose une vision du monde et de l’homme qui explique pourquoi les associés peuvent obtenir des effets magico-magnétiques (et par conséquent curatifs). La Miriam croit à l’existence d’un échange entre le magnétisme des hommes et celui de la terre fondée sur les quatre éléments auxquels correspondent les quatre corps: saturnien (physique), lunaire (éthérique), mercuriel (âme), solaire (esprit). Plus l’homme s’élève, plus il sera capable de soigner et de guérir les maladies.

Encore aujourd’hui, dans la dizaine de groupes concurrents qui se considèrent les héritiers légitimes de la fraternité de Giuliano Kremmerz [5], on trouve sans doute des personnes qui se rapprochent de la Miriam en raison des seuls aspects thérapeutiques et qui ne sont pas intéressées à aller plus loin. Le groupe italien plus "public", la S.P.H.C.I. (École philosophique hermétique classique italique), qui a son siège à Messine, publie une revue qui insiste surtout sur la guérison et dont les références ésotériques ne sont pas si différentes des plusieurs petits magazines italiens du Nouvel Age. Elle invite aussi à des "agapes" en ne manquant pas d’insister sur les qualités gastronomiques des repas proposés [6]. Mais, de l’autre côté, on trouve des personnes qui se rapprochent de la Miriam à la recherche de secrets du mystérieux Ordre égyptien, réputé dans le milieux ésotériques italiens (et maintenant français) comme détenteur d’initiations et de pratiques particulièrement efficaces en matière de magie sexuelle.

Du vivant de Kremmerz, ces pratiques existaient certainement. Ils étaient révélées aux cercles plus discrets du "Grand Orient égyptien" (dont l’existence - mais l’existence seule - était connue par la majorité des membres de la Miriam). Kremmerz toutefois en parlait dans ses publications publiques, accessibles aux profanes, quoique sous une forme sibylline, ce qui amena Leone Caetani à s’éloigner de la Miriam où, selon lui, ont divulguait imprudemment des secrets magiques au vulgaire. Les allusions plus importantes - mais difficiles à comprendre pour les non initiés - se trouvent dans un numéro de Commentarium de 1910 [7]. Après la mort de Kremmerz on sera encore moins prudents, tout en s’exprimant toujours en un langage chiffré. Dans la revue du milieu kremmerzien Ibis, en 1950, un autre commentaire (qui reprenait celui de 1910) à la Table d’Émeraude, parlait d’"un serpent de verre soufflé de Murano enroulé circulairement sur lui-même (le serpent qui se mord la queue)" employé comme alambic alchimique destiné aux opérations dans lesquelles on utilise "l’ortosvodum (inutile que les latinistes se mêlent de cette archaïsme)" et "des essences différentes provenantes de plantes de la République Argentine: l’une de couleur rouge flamboyant et l’autre blanche comme du lait" [8]. Pour les initiés il était clair que la référence à la "République argentine" renvoie à la lune (l’astre d’"argent") à laquelle correspondent les deux "plantes": la plante "rouge" (le sang menstruel de la femme) et la plante "blanche" (la semence masculine); quant à l’"ortosvodum" il s’agit du ferment animal dont l’emploi est typique des écoles de cette tradition et qui est ajouté aux plantes "rouge" et "blanche" dans une pratique de spermatophagie rituelle.

Il semble bien que au deuxième niveau, "osirisiaque" et non plus "isiaque", du système de boîtes chinoises kremmerzien, il y avait (et il y a toujours, mais divers dans les différentes organisations schismatiques) trois degrés d’initiation. J’ai fait allusion, dans une partie de mon ouvrage Il cappello del mago [9] que l’éditeur français a pensé d’éliminer du chapitre sur Kremmerz de la traduction partielle La Magie (sans en informer ni le lecteur ni d’ailleurs l’auteur), à un système à trois degrés que l’on retrouvait chez l’Ordre osirisiaque égyptien de la CEUR (Casa Editrice Universale di Roma), qui n’était pas qu’une maison d’éditions mais aussi l’un des groupes les plus actifs du milieu kremmerzien dans les années 1960-1980. Je me permet d’en exposer ici une des versions de la CEUR dans son intégralité. Il est impossible de déterminer si ce système initiatique a subi des modifications, et lesquelles, par rapport au vivant de Kremmerz. Il s’agit d’un système à trois degrés, à chacun desquels correspond un secret de magie sexuelle. Dans le premier degré l’initiation est de type divers pour l’homme et pour la femme. Pour l’homme il s’agit d’une pratique cyclique de spermatophagie. La semence est obtenue par le truchement d’un acte de magie auto-sexuelle après six heures de jeûne total. L’arcanum du premier degré mentionne un "cycle bref" et un "cycle long". Le "cycle bref" prévoit quarante "opérations", chaque neuf jours, sur douze mois. Le cycle long s’inspire au même principe mais prévoit 72 opérations pour, plus ou moins, deux ans et neuf mois. Les instructions insistent et soulignent que pendant cette période, à part les opérations auto-sexuelles nécessaires pour la pratique de spermatophagie, "il est très important d’observer la plus absolue, totale, complète chasteté!". La chasteté est justement l’aspect central du système kremmerzien et fait toute la différence par respect, par exemple, aux pratiques d’un Aleister Crowley. Un vieux kremmerzien que j’ai interviewé me disait qu’il ne pense pas que des jeunes hommes et femmes d’aujourd’hui soient capable de pratiquer ce système qui, en dehors des opérations, suppose une chasteté totale au niveau non seulement des agissements mais aussi des pensées.

Le secret du premier degré pour les femmes se réfère à une pratique de magie "auto-sexuelle" qui est obligatoire de pratiquer les "meilleurs jours (subjectifs) du cycle menstruel", avec jeûne de six heures avant l’opération. L’orgasme obtenu par l’opération auto-sexuelle devrait "charger et activer le sang menstruel", qui sera ensuite ingéré en "doses homéopathiques (une goutte ou deux)". Même pour les femmes il y un cycle bref (13 opérations dans l’espace d’un an et demi) et un cycle long (32-33 opérations dans l’espace de deux ans et demi), période dans laquelle la chasteté plus absolue est encore une fois demandée [10]. Mais, à la fin des cycles, l’opération magique du premier degré n’est pas terminée. Le cycle (bref ou long) terminé on sera prêt pour un jeûne rituel de neuf jours au terme duquel on procédera à l’ingestion soit de la semence (pour les hommes), soit du sang menstruel "chargé" (pour les femmes) mêlé à un ferment animal (oeuf, dit-on: mais de quel animal?) sur lequel il existe aujourd’hui toute une discussion entre les diverses organisations kremmerziennes, discussion pour elles très importante car on enseigne que, si l’on utilise le mauvais ferment, toute l’opération n’aura aucun effet.

Le secret du deuxième degré demande la répétition des opérations du premier, mais exige la collaboration de l’homme et de la femme: leurs sécrétions respectives doivent en effet être obtenues en même temps et mêlées dans un ensemble qui inclut également le ferment animal. Des écoles contemporaines y ajoutent en plus du vinaigre et du sel, ce qui permettrait d’abréger la durée des cycles (il est impossible de déterminer si ces pratiques existaient déjà du vivant de Kremmerz).

Le secret du troisième degré correspond à trois pratiques de magie sexuelle de couple - "noire", "blanche" et "rouge" (sodomie, rapport sans émission de la semence et rapport dans la phase menstruelle de la femme). Ces rapports sont précédés par l’ingestion de l’"amalgame" du deuxième degré et conclus par des nouvelles opérations d’ingestion d’un ensemble qui est le même quant à sa composition mais qui a maintenant - grâce, justement, à toutes les opérations effectuées pendant les années - les qualités d’une véritable "pierre philosophale".

Il ne reste qu’à "transformer le métal en or" et, au delà du troisième degré, il y a cinq "retraites dans l’obscurité", où l’initié demeure dans l’obscurité plus absolue pour sept jours avec des opérations périodiques selon le secret du premier dégrée. Le but de ces initiations correspond à la cosmologie kremmerzienne: il s’agit de "séparer" les éléments plus élevés du composé humain des éléments inférieurs, en fonction d’un série de correspondances alchimiques dans le monde de la nature et dans celui de la sexualité. L’objectif final est la création d’un "corps de lumière", qui devrait être une garantie d’immortalité, garantie d’ailleurs tangible et susceptible d’être expérimentée dès cette vie.

Même s’il est difficile - dans l’état actuel des documents - de savoir si les pratiques ont été modifiées par certains disciples après la mort de Kremmerz, il est certain que dès son vivant, derrière la Fraternité de Miriam (ésotérique, mais non initiatique) il y avait un deuxième niveau constitué du Grand Orient égyptien (initiatique, secret, et axé sur la magie sexuelle). Il faut aussi signaler que - au fur et à mesure que ces pratiques ont été connues, au moins dans les grandes lignes, dans les milieux ésotériques italiens - des groupes syncrétistes sont aussi apparus, qui mêlent les pratiques sexuelles de Kremmerz à celles d’Aleister Crowley, comme le groupe Lilith de Florence qu’en 1991 a publié deux petits livres sur "les secrets de la magia sexualis" par son Grand Maître Marco Massai [11]. Et la situation est aujourd’hui compliquée par le fait que la majorité des groupes qui se font appeler "Fraternité de Miriam" et qui revendiquent la succession de Kremmerz ont leur propre "Ordre égyptien" (qui correspond à ce qui, à l’époque de Kremmerz, était le Grand Orient égyptien, c’est-à-dire à un système initiatique secret, à trois ou quatre degrés, de magie sexuelle).

3. L’Ordre égyptien a-t-il vraiment existé?

Il est temps, maintenant, de se poser la question si l’Ordre égyptien a eu - ou a aujourd’hui - une existence réelle sur le plan matériel et non pas seulement sur un plan astral ou métaphysique. La confusion dérive du fait qu’à l’époque de Kremmerz, dans le cercle de ses amis plus intimes, on parlait de trois niveaux de l’organisation qu’il représentait (la Fraternité de Miriam, le Grand Orient égyptien et l’Ordre égyptien), alors qu’aujourd’hui dans la plupart des groupes kremmerziens il n’est question que de deux (la Fraternité de Miriam et l’Ordre égyptien). A l’époque de Kremmerz le Grand Orient égyptien et l’Ordre égyptien n’étaient pas la même chose. Le Grand Orient égyptien était l’organisation qui conférait les degrés initiatiques secrets de magie sexuelle. Il conférait une légitimité initiatique à la Fraternité de Miriam, mais - à son tour - il tenait sa légitimité de l’Ordre égyptien, qui aurait été une organisation plus ancienne et déjà cachée derrière des sociétés secrètes qui existaient, notamment dans le Sud de l’Italie, à partir au moins de la fin du XVIIIe siècle. Or, de l’Ordre égyptien - en tant qu’organisation différente et supérieure au Grand Orient égyptien - on ne sait presque rien, sauf que des personnages comme Lebano, Caetani et Kremmerz lui-même ont affirmé d’en faire partie.

Aujourd’hui plusieurs organisations qui s’appellent "Ordre égyptien" existent. Elles sont des sociétés initiatiques qui confèrent les degrés correspondants aux divers secrets kremmerziens de magie sexuelle. Elles ne font rien de plus - et rien de moins - de ce que faisait à l’époque de Kremmerz le Grand Orient égyptien. Ils affirment volontiers une origine très ancienne, mais ne la prouvent pas. En même temps c’est ici précisément que l’hypertrophie de la filiation se développe, car tous affirment que l’Ordre égyptien - qui devient simplement l’"Ordre" - est la plus importante organisation initiatique du monde, existe depuis plusieurs siècles et a crée la majorité des sociétés secrètes en Occident.

Les historiens et les sociologues sont finalement confrontés à un problème fréquent en matière de sociétés secrètes. S’ils nient qu’un Ordre égyptien existait avant la fondation de la Fraternité de Miriam on leur objectera qu’ils se limitent aux sources "profanes" et qu’il y a des vérités qui ne se trouvent pas dans les archives ou les documents. On ajoutera même qu’il est bien que certains documents demeurent secrets. De leur côté, les chercheurs ne peuvent que se limiter aux documents. D’ailleurs, plusieurs filiations revendiquent leur caractère hypertrophique; elles ne peuvent pas toutes avoir raison. La question si des entités bénéfiques organisent sur un plan purement métaphysique les activités de toutes les sociétés bienfaisantes dans l’histoire du monde (et si, en pendant, des entités maléfiques organisent les activités des organisations malfaisantes) n’est pas sans intérêt, mais échappe entièrement au domaine de l’histoire ou de la sociologie.

Pour ce qui est de la filiation kremmerzienne, je ne pense pas que les références à l’Ordre égyptien ont été inventées de toute pièce par Kremmerz ou par Caetani. Tout d’abord, dans certaines de leurs allusions il n’est pas clair s’ils veulent se référer au Grand Orient égyptien (dont l’existence ne fait pas de doute) ou à l’Ordre égyptien. Même quand ils se référent clairement à un troisième niveau, au delà du Grand Orient égyptien, peut-être n’indiquent-ils que quelque chose qui est sans doute vraie, c’est-à-dire que le système initiatique de magie sexuelle du Grand Orient égyptien n’a pas été inventé par Kremmerz ou par ses maîtres immédiats (c’est-à-dire par le milieu de Rome et de Naples de la génération qui l’a immédiatement précédée). La majorité de ces techniques - qui, certes, peuvent connaître beaucoup des variations - existait bien avant Kremmerz et ses maîtres, dans les arcana de Cagliostro et, avant Cagliostro, dans une tradition qui des milieux ésotériques surtout allemands du XVIIIe siècle, remonte jusqu’à des milieux kabbalistiques où l’on trouve les traces des pratiques de spermatophagie rituelle pratiqués jadis dans des milieux gnostiques, tantriques et taoïstes [12]. Si, en se référant à un "Ordre égyptien", Kremmerz et ses amis voulaient signifier que la magie sexuelle comme voie pour s’assurer l’immortalité existait depuis plusieurs siècles et n’avait pas été "inventée" dans leur milieu, ils avaient sans doute raison. Prouver l’existence d’un "Ordre égyptien" comme une organisation structurée et continue depuis la Renaissance - ou même depuis Cagliostro - jusqu’à l’époque de Kremmerz semble par contre, jusqu’à la parution de nouveaux documents à présent inconnus, quelque chose de bien plus difficile.

 

 

[1]Voir mon article "Arcana Arcanorum: Cagliostro’s Legacy in Contemporary Magical Movements", Syzygy: Journal of Alternative Religion and Culture, vol. I, n. 2, Spring 1992, pp.117-135. [Retour]

[2] Voir Joscelyn Godwin, Christian Chanel, John P. Deveney, The Hermetic Brotherhood of Luxor, Samuel Weiser, York Beach (Maine) 1995. [Retour]

[3] Voir pour une première mise au point mon article "Francia, caccia all’ultimo Graal", Avvenire, 27.9.1996, p. 18. Antoine Faivre relève la présence de l’idée selon laquelle "un programme délibéré et unique serait à l’oeuvre derrière des courants aussi différents que la Kabbale, la légende du Graal, la Franc-Maçonnerie, le Rosicrucisme du XVIIe siècle, etc." également dans le courant "pérennialiste" ("Présence du Graal dans les courants ésotériques du XXe siècle", in Colloque de Cerisy. Graal et modernité, Dervy, Paris 1996, pp. 81-97): autre exemple - sur un registre divers - d’hypertrophie de la filiation. [Retour]

[4] Sur ce milieu voir mon ouvrage La Magie. Les nouveaux mouvements magiques, Droguet et Ardant, Paris.1993, pp. 278-283. [Retour]

[5] Voir ibid., pp. 292-297; bien entendu, la liste des groupes kremmerziens aurait besoin aujourd’hui d’une mise à jour. [Retour]

[6] Par exemple, l’invitation à l’"agape" du 10 août 1995 chez le restaurant "Al Tramonto Rosso" de Salice (province de Messine) proposait un menu assez important: apéritif avec tartines, jambon cru et melon, macaroni à la Norma, panzerotti au Tramonto Rosso, poisson, viande, pommes de terre, salade, tarte Mimosa, glace; moins ésotérique est la référence à la Coca-Cola proposée à côté de l’eau, du vin et du vin mousseux (lettre circulaire de la S.P.H.C.I. en date du 10 juillet 1995). [Retour]

[7] Voir L. Jesboama, "Pro schola. Commento completo alla Tavola di Smeraldo dell’Ermete Trismegisto", Commentarium, I (1910), n. 8-9-10, pp. 181-187. [Retour]

[8] Hahajah, "La Tavola di Smeraldo con commento pro circulis agentibus internis", Ibis. Rivista bimestrale di studi esoterici, I, n. 5 (septembre-octobre 1950), pp. 29-32. [Retour]

[9] Massimo Introvigne, Il cappello del mago. I nuovi movimenti magici dallo spiritismo al satanismo, SugarCo, Milan 1990, pp. 304-305. [Retour]

[10] Ces informations sont plus complètes de celles que le Groupe Prometeo de Milan a décidé de rendre publiques dans les années 1988-1989 et se basent sur des instructions ronéotées de plusieurs organisations kremmerziennes contemporaines dans mes archives. [Retour]

[11] Marco Massai, I segreti della Magia Sexualis, 2 voll., GS Edizioni, Florence 1991. [Retour]

[12] Pour l’histoire de la spermatophagie voir mon ouvrage Il ritorno dello gnosticismo, SugarCo, Carnago (Varese) 1993; et Mircea Eliade, Occultismo, stregoneria e mode culturali, tr. it., Sansoni, Florence 1982. [Retour]


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