COLLOQUE DU CESNUR FRANCE - PARIS - 25 AVRIL 1997
"LA NOTION DE MANIPULATIONS MENTALES "
RAPPORT DE SYNTHESE
Massimo Introvigne
1. Le débat sur les théories du lavage de cerveau (qu'elles soient "de première génération" ou de "deuxième génération" - ces dernières changent l'étiquette de "lavage de cerveau" à "manipulation" ou "déstabilisation" mentale mais ne changent pas grande chose à la substance) est considéré comme réglé aux États-Unis.
Messieurs les Professeurs Melton et Malony nous ont rappelé dans ce colloque que, après le mémorandum de l'American Psychological Association de 1987 et les décisions des tribunaux qui y ont fait suite à partir de 1990, l'opinion des universitaires et des cours de justice - tellement majoritaire qu'elle approche l'unanimité - est que le lavage de cerveau et la déstabilisation mentale n'existent pas. Certes, l'influence existe, et il est possible de pousser l'influence jusqu'à la contrainte par les menaces, la drogue ou la torture, mais cela à peu à faire avec le modèle du lavage de cerveau normalement proposée pour attaquer certains mouvements religieux. Dans un manuel à l'usage des universités qui fait autorité aux États-Unis, The Sociology of Religious Movements (Routledge, New York et Londres, 1996), William Sims Bainbridge mentionnait désormais en 1996 les "sept raisons" principales pour lesquelles les théories du lavage de cerveau - de première ou deuxième génération - ont été rejetées hors du débat scientifique (p. 235).
L'existence aux États-Unis d'une centaine d'ouvrages qui vont en sens contraire ne prouve pas grande chose, alors que dans ses grandes bibliographies sur les nouveaux mouvements religieux, le père jésuite John Saliba recensait il y a dix ans déjà plus de cinq mille ouvrages scientifiques sur ce sujet en langue anglaise (cf. John Saliba, Psychiatry and the Cults. An Annotated Bibliography, Garland, New York et Londres, 1987).
Deux points s'y ajoutent. Premièrement, le débat bien avant qu'en France n'avait pas eu lieu qu'aux États-Unis. En Italie, un délit de manipulation mentale appelé "plagio" existait dans le Code pénal. Son utilisation contre des minorités - tout d'abord les homosexuels, ensuite des prêtres catholiques de mouvance charismatique, peu populaires dans les années 1970 - a déterminé l'élimination de l'article du Code pénal par la Cour Constitutionnelle en 1981. Le "plagio" a été considéré, renseignements pris auprès de la psychiatrie universitaire, comme tellement vague et de douteuse existence, qu'il constituait un danger pour la démocratie. Tout cela dès 1981.
Deuxièmement, dans un ouvrage récent deux universitaires canadiens très connus dans les milieux évangéliques (et catholiques aussi), Irving Hexham et Karla Poewe, New Religions as Global Cultures . Making the Human Sacred (Westview Press, Colorado City et Oxford,1997), ont conclu ainsi: "Nous refusons la notion de lavage de cerveau car elle est fondée sur une notion de l'être humain qui nie le choix et la responsabilité. La notion du lavage de cerveau est d'un côté anti-chrétienne, de l'autre contraire à toute la tradition occidentale philosophique, politique et sociale" (p.10). Ils ajoutent que l'idéologie du lavage de cerveau devient dans certains pays un outil d'une des formes du révisionnisme car on déclare que les criminels de guerre nazis en tous cas "n'étaient pas responsables de leurs actions car ils étaient victimes d'un lavage de cerveau". Ils en concluent que les théories du lavage de cerveau sont "contraires à la simple décence humaine" (p. 10).
On le voit bien: les théories du lavage de cerveau et de la déstabilisation mentale font partie d'une pseudo-science expulsé du savoir universitaire psychiatrique, sociologique, et même théologique, qui ne résiste que dans certaines périphéries de la culture, chez des psychiatres militants qui exercent leur profession normalement en province, en dehors des universités et des grandes villes, et des prêtres marginaux qui, plus que comme théologiens, se présentent désormais comme "experts du procès contre les sectes".
2. Les chercheurs en matière de nouveaux mouvements religieux s'occupent de démolir les mythes sur lesdites "sectes". Ils doivent se garder de créer des "contre-mythes". C'est une réflexion de deux spécialistes américains très engagés dans les débats des sociologues avec les associations anti-sectes et des sociologues entre eux, David Bromley et Anson Shupe, dans le numéro de 1993 de la revue Religion and the Social Order organe de l'Association for the Sociology of Religion ("Organized Opposition to New Religious Movements", pp. 177-198). Des chercheurs en sciences sociales, dans ce numéro monographique d'une revue importante, se confrontent à propos des risques - après avoir à juste raison démoli les mythes sur les sectes - de créer des contre-mythes. Mythes, ici: le lavage de cerveau et la déstabilisation mentale. Contre-mythe possible: toute conversion et engagement (il faut quand même distinguer entre conversion et engagement après la conversion) dans un nouveau mouvement religieux est toujours absolument libre, et obtenue par une présentation douce, honnête et sympathique du mouvement en question. Ce n'est pas vrai. La déstabilisation mentale n'existant pas, ils existent des techniques malhonnêtes, des mensonges, des pressions. Certaines tombent, surtout si elles s'exercent sur des mineurs et des personnes faibles au point de vue psychique, sous les coups des lois en vigueur. Les lois doivent être appliquées: il ne faut pas demander aux religions moins d'intégrité que celle que nous demandons à des entreprises commerciales. Il faut protéger le consommateur faible, y compris le consommateur de biens spirituels. Je parle bien des lois en vigueur. Si l'on en crée des nouvelles contre lesdites "sectes", on renverse l'argument et on définit toute technique comme illicite au moment qu'elle est utilisée au service d'une doctrine considérée comme bizarre ou marginale.
3. Un théologien, Roger Repohl, notait après Heaven's Gate sur un quotidien américain combien le scénario a changé de Jonestown (1978) à Rancho Santa Fe (1997). Alors qu'après Jonestown, le débat journalistique était dominé par les positions pour ou contre les théories du lavage de cerveau, cette fois-ci, "on ne parle plus de lavage de cerveau, on parle plutôt de choix" ("Cult Shows Our Shifted Vision of Life", Newsday, 4 avril 1997).
Il est intéressant de comparer un grand bourgeois français comme Jean Vuarnet, qui après les suicides-homicides de l'Ordre du Temple Solaire se range du côté de l'ADFI et écrit une Lettre à ceux qui ont tué ma femme et mon fils (Fixot, Paris 1996), avec la réaction d'un grand bourgeois américain, Monsieur Cabot Van Sinderen, PDG d'une grande société téléphonique dont le fils âgé de 47 ans figure parmi les suicidés de Heaven's Gate. Il écrit dans un communiqué de presse: "Même si nous ne comprenons pas complètement et ne sommes pas d'accord avec les croyances de David, il est clair pour nous qu'il était heureux, sain et qu'il a agi avec sa pleine volonté. Il nous semble que les membres du mouvement ont été pour lui une famille capable de l'aider et que David se considérait comme spirituellement épanoui dans sa vie avec eux".
Pouvons-nous être d'accord avec ce communiqué (au delà de la sympathie humaine à laquelle la famille Cabot Van Sinderen, comme la famille Vuarnet, a sans doute droit)? Oui et non.
Il est un progrès de ne plus cacher derrière la métaphore pseudo-scientifique du lavage de cerveau des problèmes bien plus compliqués et sérieux. On enterre les théories du lavage de cerveau aux États-Unis; veillons à qu'elles ne soient pas ressuscitées en Europe.
Mais il n'est pas un progrès de conclure qu'un choix libre (autant que faire se peut, les choix entièrement libres n'existant pas) est un choix bon, acceptable ou respectable. En tant que chrétien, je dévoile ici mes cartes et vous signale mes valeurs (qu'une morale de la laïcité peut d'ailleurs sur les grands principes partager). Je ne pense pas que tous les choix soient également respectables. Choisir la vie et choisir la mort n'est pas équivalent. Risquer sa vie pour servir les lépreux à Calcutta avec la Mère Thérèsa (ce qui, d'après un livre anglais récent - Christopher Hitchens, The Missionary Position. Mother Theresa in Theory and Practice, Verso, Londres - New York 1995 - ne pourrait d'ailleurs se faire qu'ayant subi un lavage de cerveau) et se préparer à un suicide pour rencontrer des dieux extraterrestres n'est pas sur le même plan. Bref, la grande différence n'est pas entre choix libres et non libres, mais entre choix bons et mauvais. Il y a des choix libres qui sont pourtant mauvais. Il y a des chemins spirituels qui, sans comporter un lavage de cerveau qui n'existe pas, manquent de profondeur et d'authenticité. Ce n'est pas un crime, ni les tribunaux ont besoin de s'en mêler. Il y a aussi des mouvements qui justifient le viol (ce qui est le cas dans certains petits groupes satanistes), le suicide ou l'homicide, et dans ces cas les tribunaux ont tous les droits et le devoir s'en mêler.
C'est la question des degrés d'influence et de pression.
Il y en a trois qui se prêtent à objection:
- il y a les chemins spirituels qui manquent de sérieux et d'authenticité, par exemple car ils reposent sur des mensonges de fait: le droit, je pense, ne doit pas s'en mêler, mais les chercheurs ne sont pas obligés à se taire;
- il y a les violations du droit des consommateurs, et ici le consommateur de biens spirituels ne doit pas être moins protégé que le consommateur de chocolat ou de vin - cela relève normalement du droit commercial et civil, et rarement du droit pénal;
- troisièmement, il y a les contraintes physiques et les menaces, l'abus de l'état de faiblesse des mineurs et débiles mentaux, carrément illicites au plan pénal, et les stratégies qui visent à persuader à un crime (viol, homicide) ou à un suicide. Ici l'application ponctuelle du droit pénal est nécessaire. Dans le deuxième cas - incitation à un crime ou à un suicide - c'est l'objet de la persuasion qui demande l'application du droit pénal, alors que, s'il y a violence physique ou abus d'un état de faiblesse, c'est à cause de la méthode que le droit pénal doit sévir.
Il faut donc un sursaut moral, qu'il soit d'un point de vue chrétien ou laïque, pour réagir au relativisme dominant. Les théories du lavage de cerveau renforcent ce relativisme, car les choix normalement mauvais sont écartés comme pseudo-choix non libres, et on peut continuer à soutenir que les vrais choix sont tous bons, tous sur le même plan. Se rendre compte que les théories du lavage de cerveau ou de la déstabilisation mentale font partie d'un pseudo-savoir rejeté ne ferme pas le débat. Il l'ouvre, et il nous demande de chercher dans nos esprits et dans nos coeurs les valeurs qui nous permettrons de faire le tri entre chemins et choix authentiques ou non authentiques, bons ou mauvais.
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