Parmi les voies choisies de la renaissance chrétienne post-révolutionnaire et Romantique, le symbolisme occupe une place de choix. Les positions tenues par ce mode de pensée prêteraient, en effet, moins à la critique que celles de lEcole légendaire ou du traditionalisme catholique proprement dit. Cependant, la condamnation, même indirecte, de ce dernier qui faisait appel, dans une large mesure, à la pensée symbolique et la victoire du thomisme [1], tendirent à marginaliser les symbolisants dans lEglise. Le droit de cité scientifique, de son côté, devait poser les mêmes problèmes. Après le succès extraordinaire de Symbolik und Mythologie (1810-1812) de Creuzer, la thèse de lunité première du symbolisme fut battue en brêche par Johann Heinrich Voss dans lAntisymbolik, dès 1824, précédant dun an la traduction en français par Guignaut de la Symbolik. Mais, nombreux furent ceux qui demeurèrent convaincus, notamment en France, de la légitimité de ce mode de pensée qui paraissait diamétralement opposé à la modernité que lEglise rejetait. A lintérieur même du domaine symbolique, le champ de liconographie ou de larchitecture paraissait semé de moins dembûches que lexégèse des textes pour linterprétation des clercs; la critique historique, qui avait pris au milieu du XIXe siècle un nouvel envol, frappait "droit aux Ecritures". Déjà la Réforme sétait affirmé comme "textocentrique" avant tout. Avec liconographie on touchait plus particulièrement aux croyances et pratiques populaires, et la Révolution française venait de redonner toute son importance à lenjeu de lopinion du peuple, tout en jetant un doute, par ses résultats, sur linterprétation quen avait faite les "intellectuels" des Lumières. Dans ce domaine, lEglise pouvait plus aisément tenir son rôle de garant du sens et de transmetteur de linfluence spirituelle qui y était attachée. Voilà pourquoi les "chanoines savants des cathédrales" purent se constituer en gardiens des trésors cachés et en interprètes dun savoir qui échappait au monde moderne. 1. Une entreprise jamais complètement abandonnée La diocèse dAutun, près de Lyon, semble avoir joué un rôle essentiel dans la tentative de mise en place dune grande école dinterprétation symbolique dont Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946) fut lhéritier, dans le domaine iconographique tout au moins. Jean-Baptiste Pitra (1812-1889) y étudia au séminaire sous le regard dun autre symbolisant, Jean-Sébastien Devoucoux (1804-1870), vicaire général de Mgr. Du Trousset dHéricourt (1797-1851) avant dêtre nommé évêque dEvreux. Il consacra sa vie érudite, comme moine bénédictin de Solesmes en France, puis comme cardinal de Curie à Rome, à prouver lauthenticité de La Clef de Méliton de Sardes [2], légitimant par la permanence du sens symbolique le magistère intellectuel de lEglise. "Il me semble que ce travail accompli, je serai en droit de conclure que le symbolisme est une science...; une science traditionnelle, puisquil y a une série de monuments et denseignements... et quil ny a surtout là aucune place pour des imaginations privées...", écrivait-il à dom Guéranger, en 1853 [3]. Malgré sa compétence incontestable en matière de textes grecs, Pitra échoua, échec qui se dessina lentement face à la critique historique. Le savant Père jésuite Charles Cahier (1807-1882), auteur dune Monographie sur les vitraux de Bourges et de Mélanges archéologique [4] avait dabord abondé dans ce sens, affirmant que larchéologie était à prendre cum grano salis: "A nous autres gens du XIXe siècle qui navons aucun guide bien certain pour lexplication de tout cela, il semble impossible pourtant de mettre en doute quune sorte de symbolisme général en fût la loi commune"[5]. Mais il changea bientôt davis, précédé ou suivi par le plus grand nombre des savants du monde catholique. Dans ses années de jeunesse, le futur cardinal avait arpenté la campagne autour dAutun, vers le mont Beuvray, Paray-Le-Monial, à la recherche des signes du savoir antique accumulé par lhistoire; le baron de Sarachaga (1840-1918) devait tenter de constituer sur les mêmes lieux, quelques décennies plus tard, une géographie sacrée comme une véritable hiérophanie symbolique. Avec Devoucoux, la question des sociétés secrètes de bâtisseurs, du compagnonnage, sajouta à celle du symbole proprement dit et des apports non-chrétiens (kabbale par exemple). La publication en 1846 de lHistoire de lantique cité dAutun, dEdmé Thomas [6], accompagnée de notes abondantes de la plume de Devoucoux, conçues sans aucun souci de méthode scientifique, fit se désolidariser dun auteur aussi compromettant ses anciens amis dAutun. Cependant Pitra, en réponse aux critiques dun de ses bons amis et informateur en matière archéologique, Philippe Guignard, bibliothécaire à Dijon, notait: "Ceci ma ramené en pensée à ce pauvre M. Devoucoux Pourtant il y a en tout cela des divinations, mais je suis tout à fait de votre avis dabonder, surtout en ces matières, plutôt en sévérité quen témérité"[7]. Devoucoux devait écrire encore en 1862 à ce propos à Pitra, fixé désormais à Rome, évoquant "les progrès de ses études... Depuis lors, la contemplation na cessé de me conduire à travers le labyrinthe des antiques symboles et je touche du doigt ce que je ne faisais alors que soupçonner"[8]. Dans les dernières années de sa vie, le cardinal encouragea les recherches de Fernand de Mély (1852-1935) spécialiste en lapidaire, et qui possédait des collections de pierres, ivoires, miniatures et dorfèvrerie, réputées. Mély, dont les travaux firent autorité, publia dans le bulletin de la Société des Antiquaires de France, la Revue de lart chrétien et diverses revues dart [9]; entreprise qui offre des points communs avec celle de Charbonneau-Lassay. Il convient de souligner un dernier centre dintérêt commun entre lauteur du Bestiaire du Christ et les fondateurs du Hiéron, ce sont les Ordres de chevalerie, objet de son étude fort connue sur les graffite du donjon de Chinon attribués aux Templiers. La reconstitution de lhistoire à laquelle Sarachaga et son ami Etienne dAlcantara se sont livrés attribuait un rôle décisif par le passé aux Ordres militaires et en faisaient linstrument de la restauration de la royauté sociale de Jésus-Christ. Parmi les assistants aux sessions du Hiéron mentionnés par ses revues porte-paroles successives, on retrouve nombre decclésiastiques symbolistes cités dans les travaux de notre auteur. 2. Parentés visibles et liens discrets La fondation de Regnabit, revue universelle du Sacré-Coeur, en 1920, par le Père Félix Anizan O.M.I. (1878-1944), correspond à la "réorientation", peu après la disparition de Sarachaga à Marseille en 1918, des revues du Hiéron par Georges de Noaillat et sa famille. Les nouveaux responsables se limitant à la seule dévotion au Sacre-Coeur avaient libéré le champ intellectuel et spéculatif. Larchéologue de Loudun, déjà connu pour la qualité de ses recherches prit donc naturellement "le train en marche" sur la recommandation du cardinal Dubois, archevêque de Paris. Toutefois, lappréciation de ses travaux demeura subordonnée à la fonction que lon entendait attribuer au symbolisme. Pour René Guénon, dans la perspective de la reconstitution dune science sacrée à travers des "Symboles fondamentaux", ses travaux constituaient la meilleure source dinformation dans le domaine de la symbolique chrétienne, aussi les références sont-elles parmi les plus nombreuses [10]. Lappareil critique réuni par Michel Vâlsan, en 1962, pour le volume posthume rassemblant ses articles sur le symbolisme fait une large place à Regnabit, avec les définitions de base en particulier, et la question du Sacré-Coeur comme figure du centre du monde. Nous sommes là au point le plus sensible de lentreprise du Loudunais, en liaison avec une tradition fort ancienne dhermétisme et de maçonnerie chrétienne. Cette question semble avoir beaucoup intéressé M. Vâlsan entre la fin de la guerre et la mort de Guénon. Lorsque les divergences de lecture de Regnabit, revue de piété, ou recherche intellectuelle, eût provoqué la rupture, un comité exécutif du Rayonnement Intellectuel du Sacré-Coeur fut créé, en 1927, sous la direction effective du Père Félix Anizan et comprenant des artistes comme Maurice Chabas ou Guéniot, Guénon, professeur de philosophie, Charbonneau-Lassay, graveur sur bois et héraldiste, et surtout Jean Guiraud, rédacteur en chef de La Croix, qui avait publié sous le nom de Benjamin Fabre un ouvrage sur la franc-maçonnerie du Rit primitif de Narbonne: Franciscus eques a capite galeato [11]. Ultérieurement, Guénon ne voulut reconnaître que la seule compétence de Charbonneau, comme en témoignent des éléments de correspondance avec Guido De Giorgio [12]: "Il ny a rien dintéressant dans Regnabit en dehors de mes articles et de ceux de..." (4 mars 1929). En septembre 1929, puis en janvier 1930, il avait transmis à Loudun des demandes de renseignements et, en sens inverse, envoyé une note sur la panthère que lon retrouve dans Le Bestiaire Du Christ. A loccasion dun compte rendu darticle de Paul Le Cour, paru en 1948 dans Atlantis (11), il écrivait encore: "En ce qui concerne les symboles du coeur et du cerveau, à côté de quelques choses intéressantes qui dailleurs ne sont pas de lui, et dont une bonne partie est tirée des travaux de L. Ch-L, il se trouve, comme toujours, beaucoup de fantaisie". La correspondance triangulaire Olivier de Frémond (1854-1940), Guénon, Charbonneau, commencée au temps de La France antimaçonnique [13] pour le premier, vers 1920 pour le seconde illustre la circulation des informations et des idées dans ce milieu. Cest de Loudun que parvenaient à Frémond les textes de Guénon qui saccompagnaient dexplications et même de justifications en écho aux craintes de celui-là: "Ce que dit notre ami de la croix faussement dénommé croix gammée est identique à ce que jai écrit dans lancienne revue Regnabit..." Il revenait par trois fois sur la figure du Christ et du Gammadion. Frémond était tout à fait représentatif de cette incompréhension catholique dénoncée par Guénon et qui ne permit pas à leur projet commun daboutir; il répondit: "Du moins jaime à croire que cet encombrement extérieur (de la kabbale) ne modifie pas son sens intérieur qui, si je vous suis bien, correspond à celui de la Bible elle-même." (Nantes, oct. 1933). Lannée suivante, Charbonneau après avoir entretenu son ami des difficultés du Rayonnement Intellectuel, signalait avoir soumis à Guénon un article sur le swastika. De fait, linterprétation universelle des symboles reposait sur une vision globale que Frémond ne saisissait que dans la perspective traditionaliste catholique du milieu du siècle: celle dune préfiguration. Les arguments opposés au Bestiaire... dans des ouvrages récents ne diffèrent guère de ceux que le Père Cahier ou Emile Mâle opposaient à Pitra comme au Guide de la peinture des moines du Mont Athos quavait publié Didron en 1845. Lucienne Portier, dans Le pélican, histoire dun symbole [14], constatant que cet oiseau christique se blessait tantôt à droite, tantôt à gauche et ne jugeant pas convaincante linterprétation de notre auteur concluait: "... je nai pas trouvé, malgré de notables répétitions, un sens symbolique constant... Même la blessure à droite qui, pour certains, correspondait réellement à la plaie du Christ et à la noblesse biblique de la droite sacrée (Ez 47, 1-2) a été souvent déplacée, à gauche et au centre; il est difficile daffirmer, comme certains, que ce soit le fait de la franc-maçonnerie. Cest toujours la singularité de lartiste qui a décidé." Conclusion rapide, sans poser la question dun autre sens, on trouve une critique comparable dans Jacques Marx à propos du phénix (Franc-maçonnerie, symboles, figures, histoire, Bruxelles 1977). 3. La question dune transmission cachée Le problème soulevé par Devoucoux du rôle des confréries de bâtisseurs, lavait déjà opposé à Pitra; le Hiéron, ensuite, avait associé laction des Ordres chevaleresques au mystère du Sacré-Coeur, au centre de lentreprise de Paray-le-Monial. On retrouve lassociation du Sacré-Coeur et des confréries dans un article de Regnabit de décembre 1925, par dom Ménager O.S.B., qui signalait le lien entre lapparition à Poitiers du culte du Sacré-Coeur amené de Bourges en 1633 par les Visitandines et la création dune confrérie du Sacré-Coeur de Marie en 1693. Des fouilles entreprises avant la destruction de lancien couvent, en 1904, avaient mis à jour une chambre curieusement décorée de symboles du Sacré-Coeur. Les articles de Regnabit réunis à ceux du Rayonnement intellectuel sous le titre dEtudes de symbolique chrétienne [15], vont dans le sens indiqué ci-dessus. Il fit allusion (janvier-mars 1939) à une correspondance de Sarachaga évoquant, mais sans fournir malheureusement de preuves, les rapports particuliers entre le Sacré-Coeur et les Templiers. Un an auparavant il avait utilisé à propos du Saint-Graal, du coup de lance et de la symbolique des pierres précieuses, le mot de confrérie pour la société de lEstoile Internelle [16]. Ce nest pas non plus un hasard si Charbonneau donna dans Atlantis, la revue de Paul Le Cour qui avait tenté dentrer en relation avec lorganisation initiatique cachée selon lui derrière le Hiéron, confirmation des "singulières circonstances" qui lui avaient permis davoir des sources dinformation non-bibliographiques, "et pour le moins, tout aussi sûres" sur plusieurs groupements hermético-mystiques du Moyen-Age. Le "Document confidentiel inédit" que Jean Reyor fit circuler en justification de son action à la tête des Etudes Traditionnelles confirme la nature "non documentaire" des séjours à Loudun en compagnie de Tamos (G. Thomas 1884-1966). Une liste des documents sur la chevalerie du Paraclet, des papiers concernant la Confrérie de lEstoile Internelle et un ciboire qui aurait contenu "la pierre rouge" sont mentionnés sur un document de la main et à ladresse de Tamos [17]. Guénon, de son côté, écrivait à Fernando Galvâo, au Brésil, le 24 août 1950: "Dabord, en ce qui concerne la possibilité dune initiation spécifiquement chrétienne, il ny a toujours rien, pratiquement rien du moins, du côté catholique; lorganisation du Paraclet, sur laquelle nous avions fondé quelques espoirs à un certain moment, semble bien, depuis la mort de notre ami Charbonneau-Lassay, être retombée dans le sommeil où elle était restée pendant longtemps avant lui, et je ne vois actuellement personne qui puisse len tirer de nouveau..."[18]. Questionné à nouveau par Galvâo, il éluda dans son avant dernière lettre (12 novembre 1950): "Pour le Paraclet, je vous ai dit dans ma denière lettre ce quil en est, de sorte que je ny reviendrai pas longuement; évidemment sa fermeture presque complète est due à un ensemble de circonstances qui ne sont la faute de personne..." Jean Robin, René Guénon témoin de la Tradition [19], indique le chanoine Barbot (1841-1927) de Poitiers comme transmetteur; il est suivi par Marie-France James sur ce point mais la correspondance dOlivier de Frémond ne recoupe pas, en ce qui concerne lAgla tout au moins, cette affirmation. Un passage recopié par Frémond, non daté mais dans une liasse de papiers de 1932/1933, note: "Hier javais ici un collaborateur de Mr. Guénon qui soccupe spécialment de la kabbale au Voile dIsis. Il voulait des renseignements sur le groupement de lAgla, que jai été, paraît-il, le premier à signaler... Cest par Pallud du Bellay que je lai trouvé." Plus récemment, cest encore dans le sens dune pratique de type ésotérique et initiatique que des "Frères en Saint Jean" ont utilisé Charbonneau-Lassay dans leurs "sept instructions"[20]. La polysémie symbolique du signe VAMP, salutation à la fois de lange et "axis mundi", entre lalpha et loméga, est reprise de ses travaux, sauf pour le rapprochement du A et du M avec léquerre et le compas des maçons qui inspire les Frères en Saint Jean, que Charbonneau récusait (1e instruction [21]). La règle du coup porté à droite du flanc du pélican est reprise (2e instruction, P.C.), mais là aucune allusion nest faite au pélican maçonnique se perçant à gauche selon Charbonneau. La 4e instruction revient sur la question du flanc droit doù sont sorties la Sagesse, puis la chute dEve, la rédemption enfin; spéculation sur lunion du masculin et du féminin qui renvoie à lassociation des coeurs de Jésus et de Marie analysée sur des bijoux et marques de métier en Poitou et Vendée [22]. Certaines tendances à assimiler la Vierge à lEsprit Saint, comme dans lAgla, est sensible dans cette "instruction". Ce groupe est cité dans linstruction suivante comme initiales hébraïques [23] désignant le "quatre de chiffre", signe distinctif de nombreuses confréries et marque de métier au Moyen-Age. Elle se termine par la remarque suivante: "Et ici comprenons que cette étoile intérieure et éternelle, marquée du sceau de lEsprit, le vrai et unique Paraclet, est notre seule voie..." En conclusion de la 7e et dernière instruction, une prière à la Vierge en forme de litanies, use de formules inhabituelles: "Inspiratrice du Prophète, Etoile Intérieure et Eternelle, Fille de ton Fils..." Conclusion La pensée symbolique du solitaire de Loudun fut et reste liée au refus des objectifs de la critique moderne tout en acceptant ses critères; elle poussait ses racines dans des lieux où lon rencontre la pensée ésotérique, la maçonnerie chrétienne du XVIIIe siècle en particulier, ce qui la plaça au centre denjeux et de stratégies où elle ne se sentait pas à laise. La correspondance échangée avec Frémond en témoigne; mais il nest donc pas surprenant que ce soit dans la revue maçonnique Le Symbolisme que le guénonien Jean Reyor ait développé le plus systématiquement les thèses de loudunois après son éviction de la direction des Etudes Traditionelles en 1960 [24]. Lhommage que Tamos lui consacra dans les Etudes Traditionelles [25] insistait dans le même sens sur labsence de rupture dans les organisations quil avait découvertes et sur sa conformité avec lorient traditionnel: il avait reçu la visite du prince mongol Saï Taki Movi, "un représentant à la fois prêtre et roi de lantique mazdéisme...". Jean-Pierre Laurant
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