CESNUR - Centro Studi sulle Nuove Religioni diretto da Massimo Introvigne
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The 2007 International Conference
June 7-9, 2007
Bordeaux, France
Globalization, Immigration, and Change in Religious Movements

Pèlerinage entre foi et loisirs.
Pèlerins fidèles, pèlerins autonomes, pèlerins critiques, pèlerins séculiers

by Luigi BERZANO (Università di Torino)

A paper presented at the 2007 International Conference, Bordeaux, France. Please do not reproduce or quote without the consent of the author.

Je présente une recherche menée sur les pèlerins dans quatre sanctuaires du Piémont par comparaison aux pèlerins du Jubilé catholique de Rome de l’année 2000. Les quatre sanctuaires observés sont le Colle Don Bosco, la Madonna di Crea e del Sacro Monte, la Madonna di Oropa et la Beata Vergine della Creta e delle Grazie. La  recherche sur les pèlerins du Jubilé de Rome a été réalisée en 2000 sur un échantillon national de 3 500 pèlerins. Quant à la recherche sur les quatre sanctuaires, elle a été conduite en 2005 suivant les techniques mêmes de l’étude exploratrice consistant en une fiche distribuée à 150 pèlerins dans chaque sanctuaire, une dizaine d’interviews qualitatives réalisées auprès de pèlerins dans chaque sanctuaire et une journée que les chercheurs ont passé en tant qu’observateurs-participants dans chaque sanctuaire également.    

L’hypothèse formulée par la recherche était la suivante : « Les formes, les motivations et les pratiques du pèlerinage oscillent entre les deux pôles de la foi et des loisirs. À leur tour, les pèlerins se distinguent les uns des autres par un degré d’autonomie différent vis-à-vis du message et des pratiques religieuses proposés par chaque sanctuaire, formant ainsi une typologie constituée de pèlerins fidèles, pèlerins autonomes, pèlerins critiques et pèlerins séculiers ». L’hypothèse de la recherche était donc que le pèlerinage fût un fait socioreligieux composé d’individus bien différenciés entre eux par type de célébrations, de significations et de pratiques individuelles et collectives, structurées et régies aussi bien par des règles et des dispositions religieuses que par des intérêts, des goûts et des motivations individuelles et profanes.       

Ainsi, cette hypothèse partage ce que l’on qualifie aujourd’hui de « tourisme religieux », à savoir une forme de voyage/pèlerinage où se retrouvent à la fois la destination sacrée à atteindre, la recherche de l’illumination et le voyage d’agrément et de détente, soit les pratiques de la foi et les loisirs. Dans le passé, cette vision a représenté, pour la théologie catholique, un oxymore surprenant. Comme tous les oxymores, le « tourisme religieux » représentait une forme sociale qui rapprochait de la dimension sacrée du pèlerinage la dimension profane du divertissement. Le « tourisme religieux » semblait alors contredire l’histoire, la spiritualité et la culture du pèlerinage.  

En réalité, les religions ont depuis toujours influencé la sociographie des touristes/pèlerins quant à leur composition démographique, leurs itinéraires, leurs modalités de voyage et le choix de leurs destinations. Chez les juifs, le respect du samedi, des régimes alimentaires et des fêtes a toujours conditionné l’activité touristique des fidèles, tout comme chez les musulmans pratiquants et les hindouistes des castes élevées. Concernant la composition démographique, les hommes prédominent chez les fidèles musulmans et les juifs, tandis que les femmes sont accompagnées de leurs maris. Chez les chrétiens, le nombre de femmes qui voyagent seules est plus important. En général, les individus appartenant à une tradition religieuse ne choisissent pas des destinations complètement « étrangères » et privilégient les lieux historiques, culturels et religieux ayant des affinités avec leur religion.    

Aujourd’hui, le tourisme et la religion apparaissent comme de plus en plus liés comme en témoignent les recherches historiques qui considèrent la pratique antique des pèlerinages comme étant à l’origine du tourisme moderne. À ce sujet me vient à l’esprit l’observation de Durkheim selon lequel, dans la société moderne, « les symboles sociaux sont comme les symboles sacrés dans la mesure où ceux-ci sont puissants et fortement persuasifs. Le conflit entre les valeurs sociales est identique au conflit entre sacré et profane ou entre la sacralité pure et la sacralité apocryphe. L’interaction politique est comme la participation rituelle dans la mesure où elle produit une cohésion et un dévouement sur le plan des valeurs ».

Mon intervention présentera dans un premier temps un modèle d’analyse du pèlerinage considéré comme une pratique individuelle et collective où se réunissent des éléments inhérents, d’une part, à la foi et, d’autre part, aux loisirs. Dans un second temps, une typologie de pèlerins sera indiquée en fonction de leurs motivations, de leurs pratiques et d’aspects organisationnels. 

1.     Le pèlerinage entre foi et loisirs.

Dans le modèle analytique de cette recherche, la foi et les loisirs indiquent la dimension sacrée et la dimension profane du pèlerinage. La première dimension se réfère à l’adhésion du pèlerin au sens, aux motivations et aux pratiques établies par l’Église et les sanctuaires, tandis que la seconde comprend les intérêts, les objectifs et les formes personnelles des pèlerins qui vivent « à leur façon » le pèlerinage comme distraction et repos. La différenciation entre foi et loisirs se vérifie pour chacun des quatre éléments constitutifs aussi bien du pèlerinage que du tourisme : le voyage, l’expérience liminale, la renaissance et le temps libre comme repos du corps et de l’esprit.

Le voyage. Dans le passé, l’on a déclaré à maintes reprises : « Le Pape Wojtyla prend de nombreuses fois le bâton du pèlerin et part. Et le même nombre de fois il invite ses fidèles à en faire autant ». Les destinations du voyage sont très variées : lieux d’apparitions, lieux consacrés par la vie de saints, lieux d’événements miraculeux, etc. Dans la région du Piémont, plus de deux cents sanctuaires constituent des destinations de pèlerinage, en incluant également parmi eux la dernière forme émergente des nouvelles communautés néo-monastiques qui, en s’installant dans un lieu, « sacralisent » celui-ci par leur présence.  

Ces lieux sont et deviennent « sacrés » sur la base d’un processus plus ou moins analogue : dans ces lieux a vécu un saint, s’est produit un miracle, s’est vérifiée une apparition ou a été construite une église selon la volonté divine, etc. À l’occasion du récent Jubilé, les lieux sacrés dans lesquels un fidèle pouvait célébrer ce dernier, s’en obtenir les indulgences et l’annulation de ses péchés se sont multipliés : des églises, des cathédrales, des basiliques romanes, des sanctuaires et, à Rome, des zones profanes également telles que la grande esplanade de Tor Vergata où fut célébré le Jubilé des Jeunes.  

Des processus notoires dans l’histoire des religions transparaissent dans les choix des lieux sacrés. Le lieu sacré n’est généralement jamais choisi, mais découvert. Le fidèle découvre qu’un lieu est devenu sacré suite à un événement miraculeux et que s’y sont rassemblés d’autres fidèles pendant des siècles. Chaque fidèle découvrira dans le lieu sacré le « centre » du monde, la maison de Dieu, le lieu riche en effets thérapeutiques pour le corps et l’esprit. Dans le cas du Jubilé des Jeunes à Tor Vergata et désormais de tous les pèlerinages des Journées Mondiales de la Jeunesse, le processus de sacralisation d’un lieu se produit pour des raisons fonctionnelles : adaptation à de grandes masses de pèlerins, opportunité de voies de communication, possibilité de systèmes de services, etc.   

L’on accède à ces lieux de destination du pèlerinage au travers du voyage comme vers un « ailleurs » en suivant des séquences rituelles particulières, celles de la préparation y comprises. Il s’agit d’une structure anthropologique qui se retrouve dans toutes les religions. Gilbert Durand nomme ces éléments des « mythologèmes » car ils se retrouvent régulièrement dans toutes les sociétés et religions.           

Victor et Edith Turner écrivent : « Lorsque le pèlerin se rapproche de sa destination sacrée finale, il a tendance à s’arrêter à chaque étape principale où il fait pénitence, fait ses dévotions et se prépare pour l’apogée sacré, à savoir le sanctuaire central. Lorsqu’il revient, son objectif est de rentrer chez lui le plus vite possible et son attitude est plus celle d’un touriste que d’un fidèle. Il s’est libéré de ses péchés et peut à présent se détendre et profiter de son voyage de retour en attendant l’accueil convoité des siens. Ainsi, le chemin emprunté n’est plus un, mais deux ; la métaphore adaptée est une ellipse et non une ligne droite ».      

Quant à son aspect temporel, le pèlerinage annuel vers un lieu est un système complexe aussi bien concernant sa différentiation interne que ses significations. Son déroulement se compose d’une multiplicité d’étapes : indiction, préparation, ouverture, calendrier des cérémonies, clôture. Quant à sa signification, le pèlerinage est un « temps privilégié » car il est hiérophanique et sotériologique : un « temps sacré » totalement différent du temps profane.

Le temps du pèlerinage est essentiellement caractérisé par sa périodicité : un événement mythique et primitif (apparition, miracle, mort d’un saint, etc.) est rendu actuel ; le temps qui assista à l’événement est revécu et l’événement lui-même est une nouvelle fois présenté. Au travers du pèlerinage se répète un fragment du temps primordial, à savoir du « Grand Temps » : suspension du temps antique et instauration du temps nouveau. 

Expérience liminale. Le pèlerinage est caractérisé, dans un second temps, par sa liminalité. Il expérimente, à certains moments de la vie individuelle et collective, un temps extraordinaire : celui du « limen » au-delà de la quotidienneté. Chaque pèlerinage comprend les attributs de la liminalité typique des rites de passage : libération de la structure de la vie quotidienne et renaissance, passage de la sphère mondaine à une sphère sacrée, expérimentation du sacrifice et de l’épreuve, communitas, sévérité de comportement et d’habillement, réflexion sur les valeurs fondamentales religieuses et culturelles, exécution ritualisée de pratiques et de rites.

 Cette signification de temps et d’expérience extraordinaire typique du pèlerinage va au-delà de ce qu’établit le Magistère religieux puisqu’elle comprend toutes les formes au travers desquelles les pèlerins font l’expérience de l’universel culturel de l’allée et du retour et de la renaissance par le biais d’un chemin les conduisant vers un lieu lointain. En reprenant les Turner l’on peut dire que : « Tandis que le mysticisme est un pèlerinage intérieur, le pèlerinage est un mysticisme extériorisé ». À ce niveau, le pèlerinage, s’il n’est pas proposé et réalisé par les religions, prendra d’autres formes en donnant naissance à d’autres « jubilés ou pèlerinages séculiers » à travers lesquels de nombreux voyageurs visiteront les lieux des triomphes scientifiques, culturels et militaires des peuples. Au début du millénaire, le Jubilé de l’an 2000 a été interprété par certains comme un « commentaire métasocial » des problèmes graves de la société.

Renaissance. Le pèlerinage biblique se déroulait sous le signe de l’année sabbatique, à savoir l’année de repos qui concernait les hommes, les prisonniers et aussi la terre. C’est précisément concernant la signification d’année sabbatique que les pèlerins analysés par cette recherche menée sur le Jubilée 2000 ont indiqué le pèlerinage comme une « occasion manquée » : absence de gestes forts et prophétiques au sujet des nombreux problèmes de la « questions sociale » comme la pauvreté, les inégalités, l’exploitation, l’annulation de la dette des pays pauvres, etc.

Ce besoin d’engagement exceptionnel, d’austérité et de conversion extraordinaire est un élément qui produit un effet que les spécialistes des phénomènes collectifs qualifient de surrégénérateur, à savoir cette capacité inhérente à certaines organisations de « produire encore plus de combustible pour en consommer davantage ». Dans une aventure riche en significations comme l’est un pèlerinage, plus l’intensité de l’engagement, de l’abnégation et du sacrifice est importante, plus l’intensité des satisfactions et de la conscience d’avoir fait une expérience exceptionnelle le devient aussi. La métaphore de l’effet surrégénérateur trouve une confirmation dans la totalité de l’histoire des pèlerinages. Pour le pèlerin en quête d’une aventure spirituelle, les risques et les incommodités du pèlerinage ne sont pas considérés comme une souffrance inutile, mais lui confèrent au contraire davantage de sens. 

Certaines interviews soulignent cette dimension pénitentielle du pèlerinage. « De nombreuses choses dans le pèlerinage sont des pénitences. Toutefois, pour le pèlerin, même les pénitences constituent une voie vers la libération des péchés qu’il a commis. Elles sont une occasion pour mettre le courage moral de chacun à l’épreuve ». 

Albert Hirschman, au sujet de cette dimension de pénitence du pèlerinage, cite le cas de Golda Meir et son explication de la raison pour laquelle, en tant que militant sioniste, il avait rejoint la Palestine à une époque où la situation était particulièrement dangereuse : « Je décidai qu’ils n’auraient pas tout fait seuls, sans ma présence. Je devais être là. Je pense qu’il s’agit d’égoïsme pur et simple (...). Le bénéfice individuel de l’action collective n’est pas la différence entre le résultat convoité par le militant et l’effort employé, mais plutôt la somme de ces deux grandeurs ».  

La répétition périodique du pèlerinage symbolise, dans la société contemporaine également, la régénération, bien qu’avec des contenus fortement sociaux. La cosmogonie et le nouveau monde que le pèlerinage préfigure comprend de plus en plus d’éléments économiques et sociaux relatifs aux droits de citoyenneté, aux réformes sociales, à l’annulation de la dette des pays pauvres, etc. Cette obsession de régénération qui, pour certains, est essentiellement intérieure et spirituelle, devient sociale et structurelle pour d’autres. Cela évoque le mythe de l’Éternel Retour qui, dans la tradition gréco-romaine, correspondait à l’aspiration à la « Grande Année » qui revient cycliquement comme régénération de l’histoire.   

Repos du corps et de l’esprit. De nombreuses recherches ont indiqué la dimension thérapeutique du pèlerinage telle une expérience de repos du corps et de l’esprit. Sur le modèle du voyage qui était, et est encore, un viatique pour soigner les différentes maladies, les émotions procurées par le pèlerinage effectué dans les sanctuaires produiraient elles aussi une véritable action thérapeutique. Depuis toujours, le pèlerin, en arrivant à destination, s’attend à des effets favorables pour son corps et son esprit et, même lorsque la guérison d’un corps malade n’a pas lieu, il reconnaît avoir éprouvé davantage de sérénité et avoir reçu une plus grande force dans l’épreuve. Pour le pèlerin, le voyage est par nature thérapeutique et le lieu sacré est source de guérison. Dans ce contexte, la maladie est plus qu’un problème médical : elle est un problème moral et les lieux sacrés du pèlerinage sont, comme l’écrivent les Turner, les « docteurs des pauvres ». De nombreux saints médiévaux, vénérés dans les sanctuaires les plus célèbres tels que celui de Saint-Jacques-de-Compostelle ou des édicules champêtres, étaient préposés à des maladies spécifiques.

Le besoin de se sentir en forme, typique de la condition post-moderne new ager, conduit aussi le pèlerin à placer de plus en plus son expérience religieuse dans le cadre de ses loisirs. Le pèlerinage est une ressource pour le repos du corps et de l’esprit. Tout cela a des effets significatifs également sur des institutions millénaires comme le Jubilé ou les pèlerinages très institutionnalisés, codifiés et réglementés depuis des siècles. En regard de la durée millénaire de la pratique du pèlerinage se produit une sorte de melting pot de type religieux avec un mélange de codes religieux traditionnels et d’identités, l’identité catholique y comprise.

2.  Types de pèlerins.

La recherche sur les pèlerins du Jubilé de Rome avait distingué quatre types de pèlerins suivant la prédominance de l’une des dimensions suivantes : adhésion aux pratiques institutionnelles du pèlerinage, critique d’aspects particuliers des sanctuaires, personnalisation de certaines pratiques dévotionnelles et participation au pèlerinage comme motivation secondaire et au voyage touristique comme motivation première. Il en résultait donc la typologie citée dans le titre, à savoir pèlerins fidèles, pèlerins autonomes, pèlerins critiques et pèlerins séculiers.

Pèlerins fidèles. Les pèlerins fidèles correspondent aux croyants militants. Ils représentent la catégorie la plus étendue d’interviewés caractérisés par un modèle de religion d’église, un sentiment religieux prononcé et une pratique religieuse assidue. Ces pèlerins participent de la manière la plus convaincue et la plus active aux célébrations du sanctuaire et ont fait plusieurs expériences de pèlerinage. Ils approfondissent la connaissance de l’événement sacré avant leur départ, sont motivés par des argumentations essentiellement religieuses et spirituelles, attribuent une importance à la dimension sotériologique du voyage et ont recours aux sacrements. 

Le groupe des pèlerins fidèles se caractérise par une grande adhésion au message de l’Église et par une culture religieuse plus approfondie. Il a pris connaissance du pèlerinage à l’occasion de rencontres religieuses et interprète de façon orthodoxe la signification de l’indulgence. Ces pèlerins voyagent en groupes organisés par des diocèses, des paroisses ou des associations religieuses. Ils font du voyage un rite institutionnalisé, ecclésiastiquement orienté et durant lequel des expériences humaines et des convictions religieuses communes au groupe d’appartenance peuvent être partagées. À ces pèlerins fidèles correspondent une forme de spiritualité plus intense et plus intérieure ainsi qu’une plus grande communion avec le sacré : un contact plus important avec les reliques des saints, une émotion ressentie à la vue du Pape ou des saints et en séjournant dans les lieux du sanctuaire.  

Pèlerins autonomes.  Les pèlerins autonomes sont ceux qui s’identifient peu au modèle officiel proposé par le sanctuaire, aussi bien dans la préparation du pèlerinage que dans le séjour dans le sanctuaire et le retour post-pèlerinage. Pour eux, le processus d’individualisation et de personnalisation des croyances et des pratiques religieuses se révèle de façon prédominante et se caractérise par le profil de « croyances et d’expériences religieuses en liberté ». Chez eux priment l’autonomie concernant le choix de leurs propres croyances, la participation à des formes de méditation et de recherche spirituelle non catholiques, les expériences communautaires et les intérêts envers les traditions et les textes de religions différentes. 

  Pour ces pèlerins, l’expérience du pèlerinage suit également le principe de l’utilité selon lequel toute croyance ou pratique religieuse doit satisfaire quelques besoins personnels. – « J’ai fait une belle expérience ! » s’exclament tous les pèlerins autonomes, même s’il s’agit d’expériences au-delà du Magistère de l’Église. Faire des expériences personnelles en quête d’émotionnel assurant un contact avec le mystère est la règle précieuse de ces « croyants en liberté ». Lors de ces aventures spirituelles personnelles, les autorités, les dogmatiques, les règles et les liturgies communes s’affaiblissent.   

Dans le cas du Jubilé de Rome, malgré les nombreuses invitations à repousser toutes les motivations et les pratiques non approuvées par l’institution catholique, les pèlerins autonomes ont librement choisi des attitudes et des comportements très différenciés entre eux.

Pèlerins critiques. Les pèlerins critiques se distinguent par une formation religieuse moins intense au sujet de la doctrine catholique se caractérisant par une adhésion à de nouvelles croyances telles que la réincarnation, le redimensionnement de la rémission des péchés, etc. Ils organisent le pèlerinage et leur séjour dans le sanctuaire selon des critères pas uniquement religieux et ils approfondissent la connaissance du sanctuaire de façon individuelle en ayant recours à des livres, à des émissions télévisées et à des réunions qui ne sont pas exclusivement de nature religieuse. Ils s’unissent à des groupes touristiques laïcs plutôt que religieux ou voyagent en famille et avec des amis.

Ce sont les pèlerins qui critiquent le plus la dimension économique que chaque sanctuaire reproduit. Ils dénoncent le pèlerinage devenu désormais une pratique culturelle de masse ainsi que le large secteur de services et de produits présent autour de chaque sanctuaire. À l’occasion du récent Jubilé, les critiques se sont portées sur l’incohérence de l’Église catholique vis-à-vis du Jubilé biblique au sujet de justice et de solidarité envers les peuples pauvres. En général, ces pèlerins ne tolèrent pas l’ensemble des services touristiques qui se produisent inévitablement autour de chaque sanctuaire. Il s’agit donc d’une intolérance envers le pèlerinage vécu comme une pratique de consommation et les critiques concernent ici les aspects commerciaux des sanctuaires. Lors du récent Jubilé, l’Église catholique se serait, d’après eux, unie à la culture des consommations.

Pour ces différentes raisons, la pratique de masse du pèlerinage ne produirait plus une véritable « renaissance » de la foi dans la société. La pratique du pèlerinage, en perdant ses prérogatives les plus rigides et les plus exigeantes, s’adapte à toutes les attentes et à toutes les règles de la société de consommation jusqu’à devenir l’une des nombreuses activités de loisir. Le pèlerinage, en se transformant en pratique de consommation, alimente, à son tour, un système complexe de services qui scandalisent les pèlerins les plus fidèles et rigoureux. Le pèlerinage perd ses motivations consistant à « renforcer la foi » et se réfère de plus en plus à une recherche générique de nouvelle vitalité et de bien-être ou au simple désir d’effectuer un « beau voyage ». Ainsi, l’insignifiance du pèlerinage est constituée du fait que ses pratiques et ses expériences sont, en partie ou dans leur totalité, homogènes et identiques à celles de la société séculière.      

Pèlerins séculiers. Ces pèlerins ont saisi l’occasion du Jubilé ou d’un pèlerinage particulier essentiellement pour faire un voyage et pour visiter de nouveaux lieux, sans exclure pour autant la possibilité de faire une expérience spirituelle. Ceux-ci n’ont pas effectué d’autres pèlerinages et n’ont rien approfondi avant leur départ. Le pèlerinage n’exprime pas une appartenance ecclésiale, mais plutôt une expérience personnelle de recherche et d’interprétation de l’expérience religieuse. En d’autres termes, dans une société caractérisée par des rythmes de vie de plus en plus frénétiques et disparates, le pèlerinage est une forme pour expérimenter un contact plus serein avec une réalité supérieure et avec soi-même.   

L’idée de se rendre dans un sanctuaire comporte celle d’un voyage apaisant. Ce néo-pèlerin ne serait qu’un touriste religieux qui visite, honore et se régénère aussi face aux différents lieux et symboles de l’histoire chrétienne. Le pèlerin se transforme en touriste religieux et le touriste se transforme en pèlerin séculier. D’un côté, le pèlerin religieux « s’appauvrit » en raison de motivations et de pratiques visant au bien-être de son corps et de son esprit et, de l’autre, le tourisme se transforme en une sorte de religion implicite et personnalisée en nourrissant un respect quasi dévotionnel à l’égard des différents symboles de la modernité inhérents aux attractions écologiques, esthétiques, techniques, etc.        

Parmi les pèlerins séculiers, une dimension charismatique est toutefois présente. Celle-ci fait du pèlerinage une expérience particulièrement individuelle, libre et peu orthodoxe. Les Turner écrivent : « Idéalement, le pèlerinage est charismatique dans le sens où la décision du pèlerin de l’entreprendre est une réponse à un charisme, à une grâce. Pour cette raison, l’orthodoxie tend, dans de nombreuses religions, à être ambivalente au sujet du pèlerinage. Le tout est rendu suspect par le caractère capricieux apparent des individus, le riche symbolisme et la qualité communautaire des systèmes de pèlerinage. Le pèlerinage est extrêmement démocratique et pas suffisamment hiérarchique ».  

Conclusion

La typologie de pèlerins présentée révèle que, à l’intérieur de l’événement socioreligieux du pèlerinage, se retrouvent désormais aussi bien la dimension institutionnelle et spirituelle que la dimension personnelle des pèlerins qui vivent « à leur façon » le pèlerinage. Pour une minorité de pèlerins, le pèlerinage est une expérience fortement religieuse et communautaire, pour certains, il est une expérience relative à des problèmes personnels, pour d’autres, il n’est qu’une pratique séculière et pour d’autres encore, un voyage thérapeutique et d’agrément.     

Pour tous, le pèlerinage indique la nostalgie de « l’ailleurs » ou, pour reprendre la formule de Durkheim, le retour d’une sorte de « soif de l’infini ». Il est la preuve que la société moderne aussi est bien loin d’être un monde séculier appauvri symboliquement de tout signe de transcendance. Celle-ci reste encore « la forêt des symboles », des mythes et des rituels. Les consommations mêmes de biens, de marchandises et de choses ne sont pas de simples « utilités », mais composent un vaste réseau fluctuant de signes et de pratiques qui ne peuvent être considérés comme étant exclusivement profanes. 

Dans cette nostalgie de l’infini, le pèlerinage est un rite de passage d’une identité à une autre et d’une institution à une autre. Cette forme de pèlerinage en tant que voyage/exode se produit toutefois à l’intérieur d’un grand processus de différentiation et de polythéisme de valeurs et de pratiques. Au monothéisme, expression de l’unité de Dieu et, par conséquent, de l’unité du moi, s’oppose le polythéisme du voyage/exode contemporain qui représente la multiplicité des identités et des expériences religieuses.

Dans les années 1950, Roland Barthes a écrit que l’automobile était l’équivalent moderne des grandes cathédrales gothiques. L’auteur des Mythologies faisait allusion à la Citroën qui comportait dans son sigle même DS le terme « déesse ». L’idée surprenante de Barthes est reprise aujourd’hui par de nombreux autres, tels que George Ritzer, qui traitent de « pèlerinages, cathédrales et rites de l’hyperconsommation ». Se rendre dans de grands centres commerciaux lors de jours fériés est comme faire un pèlerinage et se rendre dans un sanctuaire obéit à une tendance présentant des aspects en partie identiques à ceux qui incitent à se rendre dans les cathédrales des consommations. 

D’une manière ou d’une autre, la religion des consommations et des loisirs semble devenir le dernier grand culte envahissant et insistant de notre époque, avec le risque réel d’atténuer de plus en plus la distinction entre temps de fête et temps quotidien, sacré et profane, en dépit de ce qui arriva à l’empereur chinois dont parle Borges : celui-ci était heureux d’avoir en sa possession un plan de son territoire d’une grande précision réalisé à l’échelle 1 : 1. Puis, ne pouvant pas le dérouler, il le jeta et se remit à voyager à travers le monde. Le vrai.

 

Appendice. Les quatre sanctuaires de la recherche

Santuario della Beata Vergine della Creta e delle Grazie  (Alessandria). L’originalité de ce sanctuaire est le pèlerinage annuel, le deuxième dimanche de juillet, du Rassemblement International des Motocyclistes, manifestation durant laquelle les motos sont bénites.

La Madonna di Crea (Casale). Ce sanctuaire est très célèbre, notamment pour être situé au cœur du Sacro Monte di Crea. Il accueille des rencontres culturelles, musicales et de méditation ainsi que de nombreuses fêtes mariales. Toutes ces manifestations conduisent chaque année au sanctuaire plus d’une centaine de milliers de pèlerins.

Colle Don Bosco (Castelnuovo Don Bosco, Asti). À Castelnuovo Don Bosco se trouvent la maison où naquit Don Bosco et le Temple de San Giovanni Bosco, le sanctuaire construit en l’honneur du saint des jeunes. Il constitue la destination de pèlerinages provenant de toute part et enregistre une affluence atteignant un million de présences annuelles. Les Salésiens célèbrent ici leurs fêtes et des rencontres internationales. 

Santuario di Oropa (Biella). Dans le sanctuaire d’Oropa, situé en haute montagne, l’on vénère une Madone Noire antique. Le sanctuaire possède une histoire antique et accueille aujourd’hui encore un nombre important de pèlerins. Il fait partie d’un vaste complexe d’édifices pouvant accueillir de nombreuses centaines de pèlerins. L’espace sacré du sanctuaire peut contenir plus de 100 000 pèlerins.